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Entretien avec Charlotte Tourrès pour « Interceptés »

© Christopher Nunn
© Christopher Nunn

Après une formation aux Beaux-​Arts puis à la FAMU-​Prague (1989/​90) Charlotte Tourrès a commencé à travailler comme assistante avant de devenir cheffe monteuse. Elle a collaboré à de nombreux films, essen­tiel­le­ment des longs métrages docu­men­taires de création, notamment : We don’t care about music anyway de Cédric Dupire et Gaspard Kuentz ; l’Assemblée, de Mariana Otero ; Saigneurs de Vincent Gaullier et Raphaël Girardot ; Ici, je vais pas mourir d’Eddie Laconi ; Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Weber ; Green Line de Sylvie Ballyot.

Le film propose un dispositif très particulier : d’un côté des images de l’Ukraine tournées en 2023/​2024, de l’autre des enre­gis­tre­ments de conver­sa­tions télé­pho­niques entre des soldats russes et leurs proches, interceptés par les services ukrainiens en 2022, au début de la guerre. Peux-​tu nous décrire la matière (les rushes) et nous préciser si la réa­li­sa­trice, Oksana Karpovych, a tourné ces images en ayant à l’esprit ces conver­sa­tions ? Et comment s’est opéré leur choix ?

Les rushes sont composés de deux matériaux distincts. D’une part ce matériau sonore, les appels interceptés par les services secrets ukrainiens. D’autre part, un tournage à travers l’Ukraine, filmée environ un an après le début de l’invasion.

Oksana avait accompagné dans les premiers mois de l’invasion des jour­na­listes de presse étrangère sur le territoire ukrainien dans des lieux comme Boutcha, marqués par l’occupation russe, et en même temps, le soir, elle a commencé à écouter certaines de ces conver­sa­tions qui ont été publiées très tôt sur Internet. C’est comme ça que l’idée du film a germé.

Lors du tournage elle avait donc évidemment en tête ces appels, mais plutôt dans leur globalité ; elle ne savait pas précisément ceux qui seraient utilisés. Je pense qu’elle avait surtout en tête le choc qu’avait été la découverte de la violence des propos tenus, et son propre ques­tion­ne­ment sur les effets de la propagande, la banalité du mal, la déshu­ma­ni­sa­tion. Je suis quasiment sûre qu’aucun plan n’a été tourné avec l’idée qu’il servirait précisément pour telle ou telle conver­sa­tion. Jamais Oksana ne m’a dit lors du dérushage : j’ai tourné cette image pour cette conver­sa­tion, ou inversement. C’est très important dans ce montage : il n’y a aucun lien de sujétion entre les images et les conver­sa­tions télé­pho­niques.

La règle, c’était que les appels devaient constituer un récit de l’invasion et de la propagande russe par l’occupant lui-​même, tandis que les images, en contrepoint, racon­te­raient les consé­quences de l’invasion, les des­truc­tions, les trans­for­ma­tions imposées au territoire et à la population. Les images étaient résolument tournées vers les civils et leur résistance quotidienne, loin des images des actualités télévisées.

Lorsque j’ai rencontré Oksana, elle était en train de réécouter pas loin de 1000 conver­sa­tions parmi lesquelles elle a fait un premier choix d’environ 400, ce qui repré­sen­tait une dizaine d’heures de matériel audio. Après un test de traduction automatique peu concluant, la production a fait appel à deux traducteurs pro­fes­sion­nels qui étaient encore au travail quand nous avons débuté.

Nous avons commencé par visionner le tournage. J’ai découvert un matériau assez étrange. Une collection d’images fixes. Exclusivement des plans larges de paysages de villes et de campagnes, depuis la région de Kyiv jusqu’à la région d’Izioum, à l’est. Ce n’était pas si différent d’une journée de tournage à une autre, d’un lieu à l’autre. Des natures mortes, des lieux détruits, éventrés, avec parfois des gens dans le cadre, mais sans dialogues. Pas de personnages, pas de véritables séquences. Peu de découpage, ou d’intention de guider le regard par l’enchaînement des plans, plutôt des plans comme des tableaux, à l’intérieur desquels, si on se donne le temps, le regard circule. Christopher Nunn, l’opérateur du film est photographe et chaque plan est une image en soi avec sa profondeur, ses détails. C’était une description de l’Ukraine en temps de guerre mais pas une description clinique, au contraire, c’était très émotionnel, chargé d’un lien intime. On découvrait le pays en même temps que sa destruction. Ces images contenaient des strates de temps : dans un même plan on pouvait lire la destruction, les traces d’une probable occupation et le souvenir d’une vie passée.

Il y avait aussi des travellings sur les routes. Ces plans devaient apporter une autre dynamique en rupture avec les plans fixes, nous déplacer simplement d’une région à l’autre, marquer des parties dans le film, renforcer cette idée de territoire. Ils étaient parfois latéraux, plus descriptifs, parfois frontaux, ce qui induisait une certaine sub­jec­ti­vité.

Nous n’avons pas vraiment fait de choix lors de cette première semaine de visionnage mais nous avons beaucoup échangé, Oksana avec laquelle je travaillais pour la première fois partageait ses intentions et réflexions.

Un peu plus tard, le travail des traducteurs est arrivé. Nous n’avions plus la salle de montage, j’ai donc lu les conver­sa­tions avant de les écouter. La lecture de ces trans­crip­tions a été une véritable plongée dans le quotidien de la guerre et des soldats. Je me sentais très proche parfois, comme dans la tranchée ou comme si j’avais entre les mains des lettres de soldats. Des détails du quotidien, la peur, quelques doutes qui rendent plus humain. Des lieux de la Russie profonde d’où proviennent les soldats et où reviennent des cercueils, et depuis lesquels des familles exhortent leur fils ou mari à être sans pitié. Les conseils de pères qui comparent avec la Tchétchénie ou la Syrie. La bêtise, l’indifférence à la violence contre les civils, l’absence globale de ques­tion­ne­ment.

Comme pour chaque film, il m’a fallu construire ma mémoire des rushes. Dans ce cas, ce n’était pas facile car nous n’avions que des fragments de conver­sa­tion (chaque fragment étant le fruit d’une sélection opérée par les services ukrainiens), c’était donc toujours dense, avec pas mal de choses un peu équi­va­lentes.

Dès qu’on à eu la salle, j’ai écouté les conver­sa­tions tout en relisant les trans­crip­tions (une connais­sance rudi­men­taire du russe m’a aidée). Puis j’ai annoté chacune d’elles dans le logiciel en précisant les différents thèmes contenus ainsi que le type d’interlocuteur : mère, petite amie, mamie, père, copain.

J’ai voulu les nommer, ce qui n’était pas aisé : les thèmes comme « pillage », « faim », « viol » ou « combat » ne suffisaient pas, ils étaient trop récurrents. J’ai dû trouver des mots clés : parfois c’était la phrase du début de l’appel ou un détail spécifique comme « 21 roses », « Chaman », « Laptop for Sofia ». En parallèle j’ai créé des chutiers thématiques.

Avec Oksana nous comparions et discutions nos choix respectifs dans la perspective de la trame du film. Tout comptait : les thèmes et les ques­tion­ne­ments du film mais aussi les détails du quotidien, le timbre des voix, le ton, l’âge du soldat et de son inter­lo­cu­teur, leur relation, parfois à l’arrière-plan des chu­cho­te­ments ou des voix d’enfants ou des coups de feu… Oksana accordait aussi beaucoup d’attention à des détails de langue et de vocabulaire, reflets pour un russophone des origines géo­gra­phique et socio­lo­gique des locuteurs mais aussi marqueurs de l’idéologie et de mutations dans la société russe.

Je me souviens aussi avoir fait un tableau afin de comprendre les liens chro­no­lo­giques (les appels n’étaient pas localisés mais datés) avec les événements de la guerre, les événements mentionnés dans les appels… Nous ne faisions pas un film historique, mais j’avais besoin d’approfondir et de me connecter. 

Nous sommes arrivées à un choix d’environ cinq heures d’appels sur lesquels nous avons fait poser des sous-​titres pour faciliter mon travail et pour les projections à venir. C’était encore beaucoup !

Puis nous avons travaillé de manière plus serrée avec l’idée d’Oksana de construire une sorte de trajectoire du soldat russe, depuis son arrivée sur le territoire ukrainien jusqu’à sa mort. Ce travail a pris du temps et nous sommes parvenues à une continuité sonore très dense d’environ deux heures.

Je commençais à m’impatienter de ne pas toucher aux images, j’avais envie de replonger dans le tournage et surtout de tester des asso­cia­tions que j’imaginais, je voulais savoir si ça prenait, me rassurer mais aussi expé­ri­men­ter, raconter autre chose par la confron­ta­tion des sons et des images. J’ai fait quelques petits essais par-​ci par-​là mais nous avions cette intuition très forte que si on commençait à aller chercher des plans comme dans un stock où piocher, nous allions perdre le récit des images qui devait avoir sa propre cohérence, sa propre respiration, sa propre ligne narrative.

Nous avons donc laissé reposer notre bout à bout sonore et nous sommes passées au montage des images et des sons du tournage pour construire une traversée de l’Ukraine. Elle part du nord de Kyiv, par où l’invasion à grande échelle a débuté, puis on traverse des villes et des campagnes dans les régions de Kharkiv, Mykoleïv, et très à l’est, d’Izyoum et de Donetsk, les régions les plus dévastées. Dans cette traversée on croise les des­truc­tions, les lieux vidés de leurs habitants, on voit ceux qui sont restés et continuent de vivre, ceux qui réparent, cueillent, font la queue pour l’aide alimentaire. Le passage des saisons, du printemps à l’automne, inscrit une certaine temporalité. Et les travellings sur les routes nous déplacent d’un lieu à l’autre tout en reprenant la figure de l’invasion et rythment l’ensemble. Ce récit, celui des images, est l’autre versant du récit de la guerre, celui des civils, du temps gelé et de la résistance dans le quotidien. Il avait son propre rythme, sa propre densité faite de silence, de patientes réparations, de tirs d’artillerie au loin et nous anticipions qu’il faudrait faire attention à ne pas le perdre en le couvrant des voix des appels. Nous sommes arrivées à un bout à bout d’environ deux heures.

© Christopher Nunn
© Christopher Nunn 

Derrière l’apparente dis­so­cia­tion de l’image et du son, il y a une très subtile construc­tion à l’œuvre : des effets de miroir entre les conver­sa­tions entendues et les plans montés (par exemple autour du bétail), des rimes entre les plans (notamment par les couleurs du drapeau ukrainien très souvent présentes dans l’image)… Peux-​tu nous décrire le travail mené pour articuler les deux matières ?

Je me souviens que ce terme d’effet de miroir m’est venu en tête assez tôt. Il est déjà induit dans les conver­sa­tions elles-​mêmes : les Russes se comparent souvent aux Ukrainiens, comparent ce qu’ils perçoivent de leurs vies à la leur avec une envie qui se mue en haine. Il y avait aussi l’histoire commune, l’héritage soviétique carac­té­ris­tiques de certaines atmosphères ou certains bâtiments comme les écoles que, para­doxa­le­ment, les Russes eux-​mêmes étaient en train de détruire. Et puis je voyais un effet de miroir entre les images de la destruction extérieure et la destruction intérieure des « âmes », la perte de limites, la violence.

À partir du moment où l’on commençait à mettre face à face ces deux lignes (le son et l’image) on pouvait faire jouer ces effets de miroir, ces points de rencontre, d’attraction, de répulsion ou des contre­points. C’était passionnant, un peu physique (comme des effets d’aimantation) ou chimique.

Au début du film, alors que les appels des soldats optimistes parlent de glaces délicieuses, de la découverte que les Ukrainiens « vivent mieux », de ramener des New Balance ou des portables pris dans des appar­te­ments, les images montrent des intérieurs abandonnés, dévastés dans la région de Kyiv… Le lien est simple, presque évident.

Plus tard, on entend la voix d’un soldat qui raconte : « On tue des paquets de nazis… ce sont des durs à cuire comme ceux que tuaient nos grands pères, on leur écrase les doigts, ils ne mouftent pas. » Je me disais : à quoi peut bien ressembler le nazi que voient les Russes en chaque Ukrainien ? Est-​ce ce cin­quan­te­naire immobile qui fume dans sa cuisine assis devant la fenêtre après qu’un missile est tombé tout près ? Lui non plus ne moufte pas, il a juste l’air tellement triste… Quelle distance entre la propagande et cet homme… Je voyais aussi la cigarette entre ses doigts et je pensais aux doigts écrasés. Je me souviens d’avoir proposé cette association, Oksana l’a aimée.

Un peu plus tard encore, on voit un tank échoué dans la campagne, un homme se glisse à l’intérieur par le trou à la place de la tourelle pour semble t-​il récupérer du métal, ferrailler. De temps en temps sa tête dépasse du trou. Au son il y a une conver­sa­tion plutôt légère entre deux jeunes Russes. L’un blague sur les soi-​disant bases de l’OTAN, demande à son pote « T’es pas encore mort ? » et conseille « Ne sors pas trop la tête de la tranchée » alors qu’on voit de temps en temps la tête de l’homme dans le tank dépasser du trou, c’est un effet un peu burlesque qui joue avec le ton badin de l’appel. On peut aussi constater que ce tank est cramé, des soldats sont morts ici.

L’exemple que tu pointes, cette conver­sa­tion entre le soldat qui doute et la femme complotiste qui pense que ce sont les Américains et les Ukrainiens qui ont produit le covid pour décimer le bétail russe est intéressant. On est sur ce champ moissonné (qui va bien avec cette femme, pro­ba­ble­ment de la campagne puisqu’elle évoque les troupeaux), des gens s’activent autour d’on ne sait quoi, ils découpent un objet en métal dont on pourra peut-​être comprendre que c’est un avion russe abattu. On est un peu comme cette femme russe, on ne comprend pas très bien ce qu’il se passe, on cherche des expli­ca­tions… À la fin de la séquence, proche de l’endroit où est tombé l’avion, un couple de paysans traient leur vache. Le plan de la traite fait évidemment écho mais vient après cette conver­sa­tion, pas dessus.

Une des difficultés très concrète était la durée de certaines conver­sa­tions, celle de la femme complotiste en fait partie, il fallait un plan ou une scène qui puisse tenir assez longtemps. Pas juste une nature morte. Là, il se passe quelque chose ; des gens s’affairent autour de la carcasse, il y a du bruit, c’est possible de tenir le plan plus longtemps. Parfois on n’avait simplement pas de possibilité de faire fonctionner quelque chose entre une conver­sa­tion qu’on voulait garder et des images. On ne trouvait pas le moyen de créer ce type de lien/​distance ou ça ne pouvait pas tenir sur la durée de l’appel. Accumuler des plans cassait tout. Ce principe de montage est fragile et se dissout au moindre plan en trop. Ce qui nous a aidé à abandonner pas mal de conver­sa­tions qui nous inté­res­saient. Pour reprendre Jean-​Marie Straub citant Saint Thomas d’Aquin, dans Où gît votre sourire enfoui ? de Pedro Costa : la forme naît de la lutte entre l’idée et la matière.

Toutes ces asso­cia­tions se sont trouvées petit à petit et librement, comme des petites cellules « verticales » où se frottent deux lignes hori­zon­tales, celle des Russes et celle des Ukrainiens, deux mondes parallèles, incon­ci­liables, à l’image de la situation. Le son n’accompagne pas l’image mais c’est leur face à face qui crée le récit.

Jamais je n’ai vu ma timeline de manière aussi concrète, avec des liens verticaux (une image et un appel) et horizontaux (la continuité). Il fallait que ça fonctionne dans les deux sens, car bien sûr toutes ces asso­cia­tions ne fonc­tion­naient que si le déve­lop­pe­ment de l’ensemble fonc­tion­nait.

À l’échelle du film, une lente montée dramatique se dessine : on passe du silence des paysages de désolation en contrepoint de conver­sa­tions « badines » (même si les exactions et la violence ne sont jamais loin) à la fureur de la guerre et de ses crimes, qui culmine dans un dernier plan cré­pus­cu­laire. Comment avez-​vous trouvé/​travaillé cette construc­tion ?

Cette montée correspond au schéma qu’avait dessiné Oksana :

  1. « L’Arrivée » : le soldat ne sait pas que c’est la guerre, c’est « l’opération spéciale » qui sera courte ;
  2. « La Rencontre avec la pays, la résistance » : la jalousie et la violence envers les civils ;
  3. « La Désillusion » : le sentiment d’abandon, une vraie guerre avec ses horreurs ;
  4. « La Déshumanisation » ;
  5. « La Mort ».

Bien sûr cela paraît un peu simpliste et mécanique chapitré comme ça, en réalité c’était plus organique. Ce schéma s’ancre dans le ques­tion­ne­ment de la réa­li­sa­trice — comment est-​il possible que des êtres humains en arrivent à un tel degré de violence ? — et dans la chronologie réelle des appels. Les soldats sont partis pour « l’opération spéciale », pensant en tirer un bénéfice facile et rentrer après quelques semaines. Les premières conver­sa­tions sont plus légères bien que faisant déjà allusion à des déboires et des pertes côté Russes et à des meurtres de civils ukrainiens. Puis les choses n’ont pas si bien tourné, le peuple ukrainien ne les attendait pas à bras ouverts et la situation s’est enlisée. La propagande déjà à l’œuvre depuis longtemps en Russie a fait le reste. Tous les soldats n’étaient évidemment pas au même moment dans le même état d’esprit, les situations différaient selon les individus et les fronts. Les appels font référence à des crimes dès le début, mais il y avait une tendance dans la chronologie des appels à un dur­cis­se­ment quand les soldats comprennent que ça va durer. Oksana voulait mettre en lumière une sorte d’enchaînement.

Ce qui était long, c’était les choix précis. Certaines conver­sa­tions étaient inter­chan­geables : pour les insultes, les pillages, la nourriture, la peur, les récits de combat, on avait de multiples choix et c’est la précision d’un appel, un détail concret, quelque chose de plus imagé, ou la qualité d’une voix, ou le fait d’arriver à la faire jouer avec l’image, qui faisait que l’une ou l’autre s’imposait petit à petit. Nous sommes retournées réécouter des appels dans les rushes jusqu’à la fin du montage.

D’autres appels étaient des pivots qu’on voulait garder absolument parce que quelque chose de fort se passait entre les deux inter­lo­cu­teurs, une sorte de dialogue ou débat, comme la longue dispute entre un soldat et la femme qui formule une critique politique construite du gou­ver­ne­ment russe, ou celle entre une mère et son fils sur le plaisir de torturer.

Il y a une question importante qui s’est posée, c’est celle de la proximité et du niveau d’empathie possible avec les soldats russes.

D’un côté, j’étais consciente dès le début qu’on travaillait avec des archives sonores recueillies et fournies par les services ukrainiens et que cela pouvait se retourner contre le film si celui-​ci manquait de nuance, et l’exposer à la critique. Je ne voulais pas que le film soit taxé de pro­pa­gan­diste. Par exemple, il y avait beaucoup d’appels où les Russes racontaient leurs déboires, comment ils s’étaient pris une raclée par les Ukrainiens. J’ai supposé que ces appels étaient sur­re­pré­sen­tés par le besoin de soutenir le moral de la population ukrainienne en temps d’invasion (même si cette confron­ta­tion inattendue avec la résistance est une réalité des premiers mois). On en a gardé assez peu. C’était important de bien équilibrer les choses, de ne pas être dans la caricature ; de ne pas faire la liste exhaustive des exactions commises, quitte à être en deçà de la réalité.

D’un autre côté, certains appels étaient émouvants comme on peut l’imaginer de soldats pris dans le bourbier de la guerre : la peur, les embuscades, la chair à canon, le ramassage des cadavres. Ces appels m’évoquaient ce qu’avaient pu être les lettres de soldats des tranchées de la Première guerre mondiale. Ils viennent souvent des régions déshéritées, ils vivent cela alors que les familles abreuvées de propagande les exhortent à plus de violence. À partir du moment où les soldats devenaient des personnages incarnés par leur voix, il fallait pouvoir les entendre.

Cette ligne de crête entre trop de proximité et une vision cari­ca­tu­rale de monstres criminels était délicate. Une de nos premières versions était un peu trop empathique et le film ratait par­tiel­le­ment son objectif. Car si les soldats souffraient et mouraient, jamais ils ne remettaient en question leur présence et leurs actes. Ce qui était notre guide pour trouver l’équilibre, c’était de saisir à travers ces conver­sa­tions la puissance des­truc­trice de la propagande en général et en Russie en particulier.

Il y a deux ruptures dans le film : la première, après un premier quart d’heure, une défla­gra­tion assour­dis­sante dans une nuit d’encre est comme un réveil brutal pour le spectateur au réel de la guerre. La deuxième, un peu avant la fin du film, des plans silencieux sur des prisonniers de guerre russes donnent sou­dai­ne­ment corps à ces voix.

Du point de vue de la temporalité, le film s’inscrit dans des décalages. Jusque là on se situe dans un après, on comprend qu’on voit les consé­quences de l’invasion. Ce missile qui tombe à Kharkiv nous rappelle que la guerre est toujours présente, c’est le quotidien des Ukrainiens. Ils sont condamnés à vivre dans ce temps suspendu de la guerre et à ramasser patiemment les débris. Le discours de haine ou de propagande entendu est toujours actif et a des consé­quences dans ce présent.

La séquence des prisonniers de guerre a été tournée alors que nous étions en montage. Oksana avait le sentiment que ces conver­sa­tions devenaient irréelles et elle souhaitait filmer des soldats russes. Je doutais que ça puisse faire partie du film mais quand j’ai découvert la manière dont Christopher et elle avaient filmé, en cohérence avec le reste, ça m’a semblé possible. S’en sont suivies beaucoup de discussions, notamment sur le respect des prisonniers. Finalement, on a décidé de les garder. Les producteurs et les diffuseurs n’y étaient pas très favorables. Après consul­ta­tion de son service juridique, Arte nous a demandé de modifier les visages de ces prisonniers. Je sais que ça n’affecte pas la séquence sur le moment mais ça reste pro­blé­ma­tique pour moi cette contra­dic­tion entre montrer des visages dans un face-​à-​face et avoir dû les transformer, même si cela a été fait subtilement. 

© Christopher Nunn
© Christopher Nunn 

La bande sonore apporte une profondeur à l’image, elle dévoile le hors-​champ (la guerre) et contribue très fortement à l’intensité dramatique du film, notamment grâce à ces longs travellings qui ponctuent le film comme des lamentos. Quels ont été au niveau du montage le travail sur la bande sonore et tes inter­ac­tions avec le montage son et le compositeur de la musique ?

La question du son me renvoie au premier dérushage des images où nous avons éprouvé la durée des plans. À la découverte d’un nouveau plan, on perçoit tout de suite son cadre, sa lumière, etc., puis on peut avoir le sentiment d’avoir vu le plan, puisqu’il est fixe, et envie de passer au suivant. En le regardant dans sa durée, la sensation de l’habiter s’installe, on devient attentif aux balan­ce­ments d’une tôle, aux bruis­se­ments du son direct. Dans les intérieurs aux murs éventrés, il n’y a plus de frontière avec l’extérieur, cela donne une profondeur à l’image et au son. Dans les paysages désolés, chaque bruit d’activité humaine prend du sens. On devinait qu’il fallait préserver cette atmosphère pour que la « ligne ukrainienne » tienne, ne pas la saturer avec les conver­sa­tions. À l’intérieur même de certains appels, j’ai travaillé à rallonger des silences. Et au montage son, il fallait privilégier la précision des ambiances et des bruitages.

Quant aux travellings qui scandent le film, c’était important pour Oksana qu’ils racontent quelque chose de plus méta­pho­rique de l’invasion, d’une angoisse sourde, d’une menace que seul le son pouvait créer. Au montage j’ai eu du mal avec ces plans, je ne savais pas bien comment les travailler. En plus, comme ils étaient filmés depuis des blindés, j’avais cette crainte qu’ils soient perçus comme le point de vue de l’envahisseur. Je n’avais pas de sons à portée de main pour tester un traitement particulier de ces plans, ni une vision claire de comment faire. Je n’osais pas contacter Alex Lane, le monteur son anglophone que je ne connaissais pas encore. Il a fourni quelques nappes qui nous ont aidées à carac­té­ri­ser ces plans, mais c’est resté très basique à l’étape du montage. Nous avons traité les travellings latéraux, un peu plus descriptifs, d’une manière proche des plans fixes : il y a des conver­sa­tions dessus et le travail du son ne tranche pas, alors que les frontaux sont des moments sans conver­sa­tions, oppressants, chargés de ce qu’on a entendu et travaillés avec des nappes sonores. C’est seulement au moment du montage son qu’Alex a travaillé ces parties de manière musicale et puissante.

Le montage son et le mixage se sont déroulés à Montréal et malgré mes tentatives je n’ai pas pu y assister pour des raisons économiques. La post­pro­duc­tion s’est passée dans l’urgence à partir de la sélection à la Berlinale. J’ai reçu une version seulement quelques jours avant la fin du mixage. Il y avait quelques endroits où il y avait encore trop d’effets de dra­ma­ti­sa­tion à mon goût ; un « effet guerre » en contra­dic­tion avec la logique minimaliste du film. J’ai envoyé mes retours à Oksana sans savoir s’ils auraient le temps de les prendre en compte. Ils ont réussi à réajuster les choses dans ce court laps de temps et j’ai découvert le mixage final à la première.

Avec ses longues plages sans paroles et un tempo déli­bé­ré­ment lent, le film constitue une expérience sensible pour le spectateur. Comment avez-​vous envisagé sa place ?

Il me semble que le film donne beaucoup de place au spectateur car dans sa forme et les asso­cia­tions proposées, rien n’est jamais univoque, même si le sens du film est, lui, clair. L’imaginaire du spectateur est sollicité pour qu’il puisse penser ce qu’il est en train de regarder et entendre. Le cheminement de la pensée fait partie du rythme d’un film.

La force du film tient en partie à la grande liberté qu’il prend avec la forme docu­men­taire, en aviez-​vous conscience à la table de montage ?

Je ne pense pas qu’il y ait « une » forme docu­men­taire, mais « des » formes docu­men­taires. Probablement qu’on l’oublie trop souvent.

Je me souviens qu’une fois, dans une de ces discussions comme on peut en avoir dans les lieux de montage où on vous demande ce que vous faites comme film, Oksana avait répondu « un film expé­ri­men­tal » ou « un film expé­ri­men­tal sur l’invasion russe en Ukraine ». Ça avait sonné bizarre à mes oreilles. Comme si pour moi dans « expé­ri­men­tal », il y avait l’idée que le fond était moins important que la forme, ce qui n’était pas l’idée que je me faisais du film que nous étions en train de faire.

Expérimental ou pas, en tous cas, je me retrouve totalement dans ce travail. C’est une écriture qui me touche et m’intéresse, qui inscrit des glissements d’espace et de temps, qui est politique et poétique (qui fait écho pro­ba­ble­ment à mes tout premiers intérêts pour le cinéma du temps dans le plan, et de vidéastes comme Bill Viola) ; on pense dans la matérialité des choses plus que dans l’aspect scé­na­ris­tique, on le fait avec sa sub­jec­ti­vité. Cela demande une grande liberté.

Cette liberté a été rendue possible avant tout par la grande justesse et la fermeté dans l’intention de départ de la réa­li­sa­trice.

Nous avons été bien accom­pa­gnées et soutenues par les producteurs (français, canadiens et ukrainiens) et par Arte, même si la pression était là, avec certaines peurs, nous défendions tous le même film.

Propos recueillis par Thaddée Bertrand

Le double récit d’« Interceptés » et son caractère minimaliste incarné dans la timeline : en bleu et jaune, l’image et le son synchrone de l’Ukraine, en rouge les appels des soldats russes. 
 

« Interceptés »

Réalisation : Oksana Karpovych
Image : Christopher Nunn
Son : Artem Kosynskyi
Montage : Charlotte Tourrès (LMA)
Assistanat montage : Valentin Berthomeu (LMA), Artem Iurchenko
Montage son et mixage : Alex Lane
Musique : NFNR

Sélectionné au Forum de la Berlinale 2024

En replay sur arte​.tv jusqu’au 8 janvier 2026