entretiens

Entretien avec Guillaume Lauras

À l’occasion de la diffusion de la saison 2 de « Stalk » de Simon Bouisson et de « Jugé sans justice » de Lou Jeunet, nous revenons sur le parcours de Guillaume Lauras, de ses années de formation jusqu’à ses dernières col­la­bo­ra­tions.

Jeunesse et formation

Au départ, je voulais être réalisateur. J’adorais regarder des films, j’étais fasciné par des cinéastes comme Alain Tanner, Skolimowski, Coppola, Kieslowski, j’avais un vrai goût de cinéma et une certaine culture ciné­ma­to­gra­phique… Je viens d’une famille de médecins psychiatres de la banlieue parisienne. Le cinéma était un domaine que mes parents ne connais­saient pas. Avec ma mère, nous avons fait pas mal de salons pour étudier les formations possibles. C’est ainsi qu’on a trouvé Ciné-​sup, située à Nantes et qui prépare au concours de la Fémis et de l’Insas.

Mon objectif était de présenter l’Insas à Bruxelles en section réalisation parce que c’était ce qui me semblait le plus évident. L’Insas paraissait mieux cor­res­pondre au cinéma que j’aimais : le cinéma vérité, le cinéma docu­men­taire, au plus près de la société. Partir là-​bas, c’était également s’éloigner de mes parents, c’était grandir… C’était ça aussi qui me séduisait : le goût de l’ailleurs. J’associais la Fémis à une certaine élite parisienne, un cinéma que je trouve intéressant, mais qui ne me cor­res­pon­dait pas com­plè­te­ment. Cependant, le concours de l’Insas se déroule après l’été, en septembre-​octobre. Alors, pour être sûr d’avoir une équivalence à l’université en cas d’échec, je me suis dit qu’il valait mieux présenter le concours de la Fémis, qui se déroule lui, au printemps. À Ciné-​sup, on travaillait les concours en deux ans avec un tronc commun quel que soit le métier que l’on visait. L’école nous préparait au fait que le concours pour la section réalisation de la Fémis était difficile : beaucoup de candidats et très peu d’élus. Je ne me sentais pas hyper préparé, peu sûr de moi au final. Il fallait quand même être assez solide et avoir déjà un vrai univers à apporter, le choix des étudiants réa­li­sa­teurs se faisant sur ces critères.

Pendant ces deux années de prépa, je montais les films des camarades étudiants. J’avais par ailleurs des expériences de tournage assez mauvaises — des courts métrages que je réalisais — ; je ne me sentais pas à ma place. Pour moi, être réalisateur, c’était avoir des certitudes et des convictions tout en étant ouvert aux pro­po­si­tions des autres. Il faut être une vraie locomotive et ne pas trop afficher ses doutes. Je sais maintenant, avec le recul, qu’il existe des réa­li­sa­teurs qui doutent tout le temps. J’ai donc présenté le concours de la Fémis en montage, en me disant que ça me convenait mieux et je l’ai eu. Je n’ai pas vraiment eu le temps de me dire : est-​ce que c’est vraiment ce que je veux faire ? Aujourd’hui, je me dis que le hasard a bien fait les choses ; c’est clairement l’endroit où je me trouve le mieux.

Je suis entré à la Fémis en 2000. Le président du jury était Otar Iosseliani cette année-​là. Je n’ai que des bons souvenirs de la Fémis : les moyens mis en œuvre, les rencontres que j’ai faites, les inter­ve­nants qui sont venus, tout ça a nourri un univers. On peut toujours trouver à redire sur des détails, mais dans le fond, c’est une expérience géniale. C’est même une chance inouïe : une école publique avec des moyens démesurés. Et ce que je trouve très riche, c’est qu’il n’y ait pas, en section montage, de professeurs attitrés mais des inter­ve­nants différents pour chaque exercice pratique, on a des retours d’expériences très variés.

Qui était le directeur ou la directrice du département montage ?
Il y en avait deux : Jacques Comets et Catherine Zins. J’adore Catherine, elle a un vrai regard. Elle m’a appris que tu peux être monteuse de docu­men­taires et avoir un regard sur la fiction tout aussi précis, tout aussi exigeant. Le montage n’est pas cloisonné entre fiction et docu­men­taire. Bon, dans le monde du travail, on est toujours un peu associé à des familles de cinéma, c’est-à-dire que si tu montes plus de comédies ou plus de drames, tu peux te retrouver quasi cantonné. Je pense que c’est uniquement une question d’approche. Il est vrai que plus on a d’expérience dans un genre, plus on y trouve une manière de travailler et un style. Mais toute expérience est bonne à prendre. Je n’ai pas envie de me cantonner à ne faire que du long métrage, que de la série ou du docu­men­taire, ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de faire des rencontres, faire des « voyages » et découvrir d’autres univers. C’est pour ça que je fais ce métier.

Premières expériences de monteur

Je suis sorti de la Fémis en 2004. La veille de passer le diplôme de fin d’études de la Fémis, une productrice m’appelle de la part de Jean-​Paul Civeyrac — qui à l’époque était le directeur du département réalisation — en me disant : « On cherche un profil de jeune monteur qui aime le cinéma, mais qui n’a pas beaucoup d’expérience parce que la réa­li­sa­trice Anne Wiazemsky est une jeune réa­li­sa­trice. C’est son premier docu­men­taire et elle est très intimidée à l’idée d’avoir des chefs de poste chevronnés. Elle préfère des gens qui, comme elle, apprennent aussi… avec enthou­siasme. » Du coup, j’ai passé le grand oral de la Fémis en sachant qu’un mois plus tard j’allais travailler avec Anne Wiazemsky. Le docu­men­taire était sur la res­tau­ra­tion des Anges du péché de Robert Bresson. À l’origine, c’était une commande pour un bonus DVD mais Anne l’a com­plè­te­ment transformée : c’est devenu un document sur le premier film de Bresson tourné sous l’Occupation, avec des témoignages de personnes plus ou moins proches et beaucoup d’extraits.

Ma rencontre avec Anne Wiazemsky a été extra­or­di­naire. C’est une femme que j’adorais. C’est elle qui m’a donné ma chance, qui a cru en moi. Ses docu­men­taires sont comme ses livres : une écriture simple, sans fioritures et très sincère. On a fait le film sur Bresson, et ensuite quatre films-​portraits : Danielle Darrieux, Nathalie Baye, Nicole Garcia et Mag Bogard, auquel elle tenait beaucoup. Mag Bogard était la productrice des Parapluies de Cherbourg, d’Au hasard Balthazar qui avait révélé Anne, et de la Chinoise, entre autres. Elles étaient très liées.

En parallèle, j’ai monté quelques courts métrages. Puis, j’ai eu un enfant et je ne travaillais plus beaucoup. Un jour, Cringuta Pinzaru, une amie de ma promo, m’appelle et me signale que la directrice du département montage de l’ESAVM [l’École supérieur des arts visuels de Marrakech], une école de cinéma, cherche un adjoint pour mettre sur pied le département montage. J’ai accepté ce travail. Je partais à Marrakech tous les deux mois, pour des sessions de deux à trois semaines. 

Les années d’assistanat

En France, je montais des émissions de flux pour la télévision, notamment Viva Cinéma pour la chaîne câblée Première. C’était lié à ce que j’avais fait avec Anne ; des émissions cinéphiles autour d’extraits de films, chouettes à monter, mais pas très bien payées. C’est ainsi que j’ai décidé de contacter Mike Fromentin, un ancien de la Fémis dont j’avais été le stagiaire quand il était assistant de Jacques Comets. Un jour, il m’a pris comme assistant — le « sien » n’étant plus disponible — pour le montage d’un long métrage. Comme la gestion technique était assez simple et que Mike avait été longtemps un super assistant, il avait à cœur de me former et de me prendre en charge. Il m’a vraiment donné ma chance. J’avais un peu menti sur mes capacités techniques parce que je ne maîtrisais pas tout ce qui était keycodes et toutes ces choses techniques. À la Fémis, on ne nous avait pas vraiment enseigné ces choses-​là. Du coup, j’apprenais également aux étudiants de Marrakech l’assistanat montage. J’ai travaillé sur deux films avec Mike : Un jour d’été de Franck Guérin, diffusé sur Arte, avec Catherine Mouchet et Jean-​François Stévenin et de jeunes acteurs pour les rôles principaux, et Vent mauvais de Stéphane Allagnon, un thriller. Puis j’ai rencontré dans les couloirs des salles de montage une monteuse qui faisait de la comédie, Nathalie Hubert, et j’ai fait deux films avec elle.

Je faisais toujours les allers retours entre Paris et le Maroc, mais j’avais déménagé à Toulouse ! Ça devenait l’enfer, alors après trois-​quatre ans, j’ai arrêté. Et puis j’ai rencontré Catherine Schwartz en 2010 par le biais d’un ami. Ça a été l’autre rencontre décisive après Anne Wiazemsky. Je suis devenu son assistant, on a formé un binôme et pro­gres­si­ve­ment je n’ai plus travaillé quasiment qu’avec elle, jusqu’en 2016. C’était une vraie col­la­bo­ra­tion, j’ai été très heureux. Tu l’aides au montage ; tu dois connaître les rushes par cœur ; tu peux pré-​monter des séquences ; quand il y a des archives, c’est toi qui les choisis ; tu l’aides sur les recherches musicales.

Là, les keycodes n’avaient plus de secret pour toi !
… Mais c’était la fin de la pellicule ! J’ai, en revanche, perdu de vue le docu­men­taire, un réseau que je n’ai plus croisé… J’alternais les films comme assistant pour Catherine et pour d’autres comme Fabrice Rouaud, Antoine Vareille ou Scott Stevenson. Mon dernier « gros » assistanat a été Brice de Nice 3 de James Huth, un film dantesque avec des trucages partout. C’était une aventure com­plè­te­ment folle. Les DCP com­men­çaient à sortir, Antoine Vareille, le chef monteur, était parti sur un autre projet et j’étais chargé de la gestion des trucages qui était colossale. Et un jour James me dit : « Il faut couper cette séquence de fête. » C’était un sujet qui était en balance depuis longtemps et avec le recul, James a fini par penser qu’il fallait la couper. Ce que j’ai découvert avec lui, c’est l’exigence à n’importe quelle étape de la fabrication quand bien même elle met à mal la suite de la post­pro­duc­tion. Car couper seulement deux images, on sait très bien que cela impacte les autres postes. James considérait évidemment cela, mais il trouvait que couper la fête était nécessaire pour le bien du film. Cette exigence-​là, je ne la retrouve plus beaucoup — dans les temps si courts impartis au montage des séries, j’entends : on manque de recul, de temps d’analyse. Il faudrait toujours avoir la possibilité de changer le montage si besoin.

En tant qu’assistant, tu as quand même eu une proximité avec les réa­li­sa­teurs ?
Oui beaucoup, et Catherine Schwartz est très en demande, tout comme Mike Fromentin : l’assistant doit participer. Quand on visionne les étapes de travail, il doit donner son avis, réagir… bon, évidemment, de manière diplomate, mais, en tant qu’assistant, tu accompagnes vraiment le film, tu es dans un mouvement continu et collectif.

Aujourd’hui chef monteur, je fais pareil. J’ai besoin de me nourrir du retour des autres. La façon dont vont réagir et se positionner les gens qui voient les étapes de ton travail vont t’aider à identifier les choses les plus obscures et à trouver des solutions. Quand tu as une matière colossale, comme dans les derniers projets que j’ai monté, tu n’as plus vraiment de recul. Tu as le nez dans le guidon et ne serait-​ce qu’avoir une seule personne qui visionne avec toi, le simple fait de sa présence, t’amène de la distance sur ce que tu as fait. Et tout d’un coup, tu te dis : « Ah non mais attends, là et là, ça ne marche pas, il faut qu’on trouve des solutions ! » Rien n’est gravé dans le marbre quand tu montes.

« Orpheline » d'Arnaud des Pallières : Vega Cuzytek/Kiki, Nicolas Duvauchelle/le père
« Orpheline » d’Arnaud des Pallières : Vega Cuzytek/​Kiki, Nicolas Duvauchelle/​le père 

Retour au montage

Comment as-​tu été amené à travailler avec Arnaud des Pallières ?
Grâce à Gwen Hubert qui était dans la promo juste avant la mienne, j’ai rencontré Arnaud des Pallières. Gwen avait été son assistante, car il aime travailler avec des assistants qu’il promeut monteur. Ainsi, il n’a pas à gérer les ego d’un chef de poste. Il a le pouvoir et en même temps, il te donne ta chance.

Orpheline est un film en plusieurs fragments, inspiré de la vie de Christelle Berthevas, scénariste de Michael Kohlhass [d’Arnaud des Pallières]. Raconté dans un ordre non chro­no­lo­gique, on commence par le personnage au présent — elle a 27 ans et est enceinte — et on remonte en arrière de sept ans en sept ans, à chaque fois avec des comédiennes différentes aux différents âges, jusqu’à l’enfance. Arnaud avait commencé à monter avec un premier monteur puis avec l’assistante monteuse du film, Émilie Orsini. On m’a appelé en octobre/​novembre et ils n’en étaient même pas à la moitié du film. Je ne devais monter à l’origine que le fragment le plus court, celui de l’enfance.

Avec Arnaud, il y a beaucoup de matière tournée, de pistes narratives, de sous-​intrigues à l’histoire, donc beaucoup de choses à la limite du docu­men­taire. Par exemple, pour la séquence d’ouverture de l’enfant, le jeu de cache-​cache, j’avais des heures et des heures de rushes. Arnaud est quelqu’un qui a besoin de soupeser chaque réplique, chaque regard, chaque silence. Il faut choisir le bon moment. Il est capable de dire : « Je veux ça, ce plan là, ce moment là », et ça correspond à 30 secondes, parce que tout d’un coup, il a le recul sur sa matière, il est capable de se dire « Tout ça est obsolète. Ce qui m’intéresse, c’est l’essence même. C’est ce moment précis, quand je ne fais plus la différence entre l’actrice et le personnage, quand elle ne propose plus du tout, c’est ça que je cherche. » Le montage avec lui est un processus au très long cours.

Il montait toujours les autres fragments avec Émilie, alors j’ai pris également en charge la partie du présent. Puis, Émilie est partie sur autre chose. Je me suis retrouvé avec tout le film. Il a voulu, parce qu’il était assez heureux du travail à plusieurs mains, faire appel à d’autres monteurs, car Arnaud n’aime pas l’idée de prise de pouvoir par un seul monteur, il veut être le garant de la continuité, de la structure globale. J’ai fait venir Esther Frey, de ma promo de la Fémis, et on s’échangeait les parties. On a également fait venir Julie Duclaux. Le film s’est terminé avec un « pool » de montage. Avec le recul, tu te dis que pour l’ego, ce n’est pas simple. Tu n’as jamais le pouvoir. Quand il te demande par exemple de choisir entre deux prises, sys­té­ma­ti­que­ment il va te demander de prendre celle que tu n’as pas choisie, par principe, pour te désta­bi­li­ser.

Tu associes le montage avec le pouvoir ?
Je ne suis pas sûr que ça soit le cas sur tous les projets. Il y a des réa­li­sa­teurs avec lesquels il y a de vrais échanges, de vraies col­la­bo­ra­tions. Tu n’as pas com­plè­te­ment le pouvoir parce que monter, c’est accompagner un film, accompagner un regard. Si j’avais été réalisateur du film, je ne l’aurais pas tourné de cette façon-​là, je n’aurais pas forcément fait ces choix-​là de mise en scène, de direction d’acteurs, de casting, de costumes… Il n’empêche que tu l’accompagnes dans sa vision, tu fais une proposition sur sa matière en lui disant ce qui t’intéresse, le trésor que tu vois dans la séquence, etc. Est-​on d’accord, partons-​nous sur cette base ? Pour moi, c’est plutôt une question de désir réciproque.

On t’appelait encore comme assistant ?
On m’a beaucoup appelé et j’ai tout refusé. J’avais fait le tour de la question.

« Jugé sans justice » de Lou Jeunet - Photo : © Jean-François Baumard/FTV
« Jugé sans justice » de Lou Jeunet — Photo : © Jean-​François Baumard/​FTV

« Dix pour cent » et « Jugé sans justice »

Aujourd’hui [avril 2021], je viens de terminer le film Jugé sans justice de Lou Jeunet, la réa­li­sa­trice de Curiosa. Son scénario était très dialogué. La première proposition que j’ai faite a été d’alléger : certaines séquences étaient très dialoguées, trop écrites, et des­ser­vaient parfois les personnages. Quand il y a dix prises où chaque fois le comédien bute sur le texte, ma proposition a été de dire que ces répliques ne sont pas nécessaires. J’ai décidé de supprimer les dialogues de la séquence. Ça, c’est assez violent pour un réalisateur. Alors, avec Lou, qui a accepté d’aller dans ce sens, on a vraiment allégé le film, expurgé toute fioriture, tout ce qui était fabriqué, tout ce qui était trop fictionnel, trop scénarisé. On a essayé de retrouver du réel, de l’authenticité, de faire en sorte que les comédiens fassent corps avec leur personnage. Ça semble une évidence, mais je trouve que le travail de la fiction, c’est ça. Ce qui me guide, c’est d’emmener le spectateur dans une émotion, dans un mouvement. C’est croire en l’histoire qu’on raconte et pouvoir être touché. Être monteur c’est être le premier spectateur d’un film que tu as envie de voir.

Après Orpheline il y a eu la série Dix pour cent à partir de la saison 2. Les producteurs voulaient que Catherine Schwartz supervise le montage de la série et elle a dit : « Je ne peux pas superviser quelqu’un qui a la même expérience que moi, je n’ai pas cette légitimité là. Par contre je peux accompagner un jeune monteur parce que c’est plus simple, il y a moins d’ego. Il sera en demande d’apprendre et on pourra construire, on pourra travailler les épisodes de la même façon. »

Comme tu as mis tout à l’heure sur le tapis le mot « pouvoir », tu mets maintenant sur le tapis le mot « ego ».
(Rires) Oui ! Moi, je pense que pour être monteur il faut de l’ego, c’est-à-dire défendre un point de vue, des pro­po­si­tions, mais tout en étant souple sur la façon dont les autres vont réagir. C’est une question d’accompagnement et de diplomatie. Ça ne m’intéresse pas d’aller à la confron­ta­tion. Quand je dis « confron­ta­tion » et « ego », je parle de déposséder un réalisateur de sa découverte des rushes, de ses premières impressions et obser­va­tions en salle de montage, pour mettre très vite la structure du film par terre et tout décons­truire. Le réalisateur arrive et toi, tu as fait « péter » le scénario, plus rien n’est dans l’ordre parce que ça ne marchait pas et qu’il te fallait trouver des solutions. Mais comme souvent le montage se fait en parallèle du tournage, tu es obligé de prendre des décisions tout seul, tu n’as pas le temps d’attendre le réalisateur, surtout quand il arrive pour les deux dernières semaines, comme c’est arrivé sur le film de Lou Jeunet. Mais ces décisions de déstruc­tu­rer, de changer l’ordre, c’est un mouvement que je n’aime pas amorcer quand le réalisateur n’est pas là. Si je le fais, c’est en accord avec lui. C’est pour ça que je parle d’ego. Le réalisateur ne va pas forcément l’accepter, mais il ne faut pas le prendre pour soi. Il ne faut pas se dire « Il n’aime pas ce que j’ai fait parce qu’il ne m’aime pas… » Ce n’est pas ça le problème. Le problème, c’est le film. C’est ce qu’on travaille en commun.

Donc sur la saison 2 de « Dix pour cent », Catherine supervisait…
La supervision c’était pour m’aider, parce qu’il y avait beaucoup de matière sur la série, ils tournent à deux caméras tout le temps et il faut beaucoup travailler le jeu des comédiens, car il y a pas mal d’impros, surtout avec certains comédiens, comme Grégory Montel qui interprète Gabriel Sarda. Dans la répartition, j’avais également hérité de l’épisode de Fabrice Luchini, acteur qui improvise aussi beaucoup.

Quand c’est tourné à deux caméras, c’est pour faire tout de suite des valeurs de plans différentes ou ce sont des champs/​contrechamps ?
J’ai des valeurs de plans différentes avec ou sans amorce. C’est de la comédie, donc on monte beaucoup avec des plans d’écoute. Il faut que ça aille vite, on est vraiment sur un travail de rythme induit par la comédie, c’est-à-dire que tout doit faire mouche. Et ce qui fait mouche c’est davantage un regard, une réaction, que la phrase in. Quand Fabrice Luchini fait une impro, qu’est-ce qui est payant dans la réaction de Camille Cottin ? Comment réagit-​elle ? Si c’est toujours in et toujours au même niveau, je trouve ça très ennuyeux. Ce qui est intéressant, c’est quand il y a des vagues.

« Stalk » et « 3615 Monique »

Donc il faut aller fouiller peut-​être dans d’autres réactions, peut-​être même avant les claps ou après les « coupez » ?
C’est ce que fait Catherine et que faisait Martine Giordano (Catherine a été longtemps son assistante). Je pense que c’est ce que font beaucoup de monteurs… enfin devraient ! (Rires) Ce n’est pas qu’on triche, c’est qu’on essaie de retrouver une vérité, la vérité du moment. 

Après, on m’a appelé pour monter la première saison de Stalk de Simon Bouisson, et puis Simon m’a proposé la première saison de 3615 Monique qu’il développait en parallèle. Son projet, c’était d’emmener la série vers la dramédie”. On a beaucoup coupé, allégé certaines répliques, créé des silences, cherché par endroit de l’arythmie. Les impro­vi­sa­tions nourrissent un personnage, nourrissent l’image que tu as de lui. Comme Paul Scarfoglio — Toni — dans 3615 Monique. Sans impro, son personnage serait fade. Il a une amplitude de jeu qui lui permet d’aller de l’hystérie à l’abattement. Je trouve ça très riche quand tu travailles au montage un personnage. On riait beaucoup en regardant les rushes, les pro­po­si­tions diverses et variées qu’il proposait. C’était surtout flagrant dans l’épisode 5 quand Toni a son coup de folie. L’épisode est un huis clos entre les deux personnages principaux masculins, enfermés dans un vieux débarras tout en com­mu­ni­quant via le minitel avec leurs nouveaux clients — 3615 Monique raconte l’histoire des débuts du minitel rose. Et tout en échangeant avec un client, Toni comprend soudain que la personne avec qui il discute ne peut-​être que son père. Le génie de l’acteur a été d’aller parfois très loin dans la comédie.

« 3615 Monique » de Simon Bouisson : Noémie Schmidt/Stéphanie, Paul Scarfoglio/Toni, Arthur Mazet/Simon - Photo : ©Fabien Campoverde/Mon voisin productions/Qui vive !/OCS
« 3615 Monique » de Simon Bouisson : Noémie Schmidt/​Stéphanie, Paul Scarfoglio/​Toni, Arthur Mazet/​Simon — Photo : ©Fabien Campoverde/​Mon voisin productions/​Qui vive !/​OCS

Tu montes avec des musiques ?
Je trouve qu’il y a toujours une méfiance de la musique dans la fiction, je l’ai vraiment vécu avec Arnaud, par exemple : pour lui la musique va forcer l’émotion. Le film de Lou Jeunet était dans le même mouvement que les séries que je fais avec Simon : très connectées, avec beaucoup de réseaux sociaux, beaucoup d’écrans. Et il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un écran. On peut tellement projeter tout et n’importe quoi ! C’est tellement neutre qu’il faut l’habiter et la musique peut habiter l’espace mental. C’est comme l’effet Koulechov.

Pour Stalk, la voix-​off a également participé à la construc­tion. Il y avait beaucoup plus de voix off dans le scénario. Le travail a été d’alléger cette voix parce que la puissance du regard de l’acteur principal — Lux, joué par Théo Fernandez — et le fait qu’il puisse être habité par cette musique amène beaucoup de choses, beaucoup de son mouvement mental. Tout d’un coup, naît la perversion de ce personnage.

Cette bascule-​là du personnage, elle est complexe parce que, de fait, dans les premiers épisodes, il est très sympathique, et puis il y a les gros méchants du Bureau des étudiants. J’ai l’impression d’un virage du héros qui est aussi amené par le personnage d’Alma joué par Carmen Kassovitz. Si elle n’avait pas fait effet miroir, ça m’aurait été plus difficile de voir sa « méchanceté ».

La bascule naît du voyeurisme du personnage : en voulant piéger son ennemi juré, il va devenir voyeur. Punir directement le « méchant » qui l’a malmené, Lux le fait assez vite dans la série. Mais il va franchir la frontière du voyeurisme et devenir pire que ceux qui l’ont humilié. Il va très, très loin. Ça le dépasse. C’est lié à cette fascination qu’il développe pour Alma dès le deuxième épisode. Et le voyeurisme nous ramène à nous, spectateurs. C’est un mouvement qui s’amplifie avec la saison 2 qu’on est en train de construire et qui est beaucoup plus sombre que la première. C’est aussi tout le talent du compositeur Paul Sabin d’avoir su proposer des choses. C’est une vraie série de montage et de points de vue, c’est-à-dire que tu accompagnes le point de vue du personnage. Ces personnages sont plus ou moins sym­pa­thiques et ils font des choses assez immondes. Ça devient malsain, mais fascinant. C’est ce que je me suis raconté quand je l’ai monté.

Vous avez monté tous les épisodes ensemble ?
L’histoire de Stalk, c’est une histoire un peu par­ti­cu­lière. Simon avait commencé la série avec un monteur qui est parti. J’ai repris le flambeau et monté les 8 premiers épisodes de cette saison 1. Anita Roth nous a rejoint pour les deux derniers.

Après, Simon est quelqu’un qui tente énormément. Il y a énormément de rushes. Je pense que c’est lié à une génération qui ne vient pas de la pellicule. Simon est dans la maîtrise, dans le contrôle. Donc, s’il n’obtient pas dans une prise ce qu’il veut, il est capable de tout décomposer. Le premier travail de montage, c’est de retrouver une apparente fluidité dans des milliers de prises. C’est vraiment de la dentelle. On met en bouche, comme souvent en montage, des prises sonores sur une autre prise choisie à l’image. Tous les plans sont « master », tout est susceptible d’être monté. Tous les axes sont tournés, sur toutes les valeurs et après il fait des reprises sur ces valeurs, sur une intention, un mouvement, un regard… J’adore monter avec la musique de Paul et monter avec la musique de façon générale. En particulier avec des musiques en partie électro. Ce sont des musiques où il y aura des ajustements, des ré-​enregistrements mais la copie finale sera quasi identique à la copie travail. Certaines fois, les musiques de Stalk sont telles que je les ai montées dans la première version de montage. Monter sur des scores pour orchestre symphonique à partir de maquettes serait beaucoup plus complexe, déterminer le mouvement musical me semble alors plus flou. Sur les séries de Simon, j’ai l’impression que les meilleures idées que j’ai à lui proposer, les meilleures inter­pré­ta­tions de ce qu’il tourne, naissent avec la musique. Parfois je bloque, je n’ai pas d’idée si je n’ai pas trouvé la bonne musique. C’est le serpent qui se mord la queue !

Alors, comme on dit aujourd’hui, « il se couvre et on verra au montage » ?
Je ne pense pas qu’il se couvre : la phase la plus importante de son écriture, c’est le montage et tout le reste ne fait que nourrir cette étape. Ce n’est pas le cas de tous les réa­li­sa­teurs. Quand je travaille sur Dix pour cent, il y a pas mal d’alternatives. Il n’empêche que je n’ai pas l’impression qu’il y ait autant de matière à soupeser. Je peux me laisser guider par la mise en scène. Avec Simon, c’est vraiment de la recherche. C’est un laboratoire, comme chez des Pallières où tout va être matière à réflexion.

« Stalk » est une histoire continue, mais découpée en épisodes. Avez-​vous modifié les débuts et fin des épisodes ?
Contrairement à ce qu’on peut faire sur d’autres séries ou sur des longs métrages, on est très respectueux de la structure, je la change peu par rapport au scénario. Par contre, c’est au cœur même des séquences que le travail a lieu et qu’on est capable de faire de vraies ellipses, des raccourcis, des coupes.

J’ai peu changé avec lui la structure globale, sauf sur l’épisode 5 de la saison 1, un épisode de flash-​back où Lux va piéger son prof Abel Herzig — interprété par Clément Sibony. Là, on a épargné au spectateur des phases inter­mé­diaires où l’on voyait ce que Lux allait faire pour le piéger. Ce n’est qu’à la moitié de l’épisode, dans cette grande scène de confron­ta­tion avec le prof qu’on donne au spectateur les clés. C’est le seul épisode où on a changé l’ordre des séquences.

Simon pense toujours la série comme un mouvement global. Alors que les épisodes sont validés par la chaîne et la production, on est capable de revenir dessus, un peu comme dans une logique de long métrage, quand on pensait par bobine. C’est une question d’équilibre général.

« Stalk » : Carmen Kassovitz/Alma, Théo Fernandez/Lux, Pablo Cobo/Alex - Photo ©Raphaël Dautigny/FTV
« Stalk » : Carmen Kassovitz/​Alma, Théo Fernandez/​Lux, Pablo Cobo/​Alex — Photo ©Raphaël Dautigny/​FTV

La production accepte ce principe là ?
Avec difficulté. Je ne peux pas dire à mon réalisateur : « Tu tournes trop, je n’ai pas besoin de ta matière. » Après, on peut toujours contester cette façon de fabriquer. Sur la dernière saison de Stalk, j’ai eu 23 heures de rushes pour un épisode de 30 minutes que je devais monter en deux semaines avec lui ! Pour cet épisode, le montage a duré 4 semaines. Sur la saison 1, le pré­vi­sion­nel de montage était de 7 jours par épisode de 20 minutes, qui a finalement duré 10 jours. Pour la saison 2, pour des épisodes de 30 minutes on est passé à 12, voire parfois 20 jours.

Simon est toujours dans l’éternel dépassement de soi, dans le dépassement des limites. Il déteste les ours. Je déteste ça, aussi, faire une première version, mais sans interpréter, aller au plus vite, prendre les dernières prises cerclées sans se poser de questions, sans affect. Avec lui, tu dois interpréter dès le premier montage une matière colossale. Il a très peur qu’en voyant les rushes avec lui je me laisse influencer par son avis. C’est ce que j’aime beaucoup chez lui, il se dit que même si dans ma version je n’ai pas pris forcément l’interprétation qui lui semble la plus juste, c’est le diamant que j’ai réussi à détecter. S’il m’avait influencé, je ne l’aurais pas trouvé. C’est un montage complexe, dense, touffu, foisonnant.

On ne va pas se mentir : sur une série, je n’ai pas le temps de regarder toutes les prises. J’applique un principe que je ne ferai jamais pour un long métrage et que j’ai mis en place sur les dernières saisons de Dix pour cent : je ne regarde pas tous les rushes, je regarde les dernières prises. Si elles sont multicam, je les regarde en multicam. Comme ça je mesure les différents axes et ce que le réalisateur a voulu tourner. Je me construis la séquence dans ma tête avec une arti­cu­la­tion envi­sa­geable ; quels moments me semblent pertinents pour être sur tel ou tel axe. Je me mets des markers ou je prends des notes sur un cahier. Je fais une première arti­cu­la­tion de la séquence et après, je re-​questionne toutes les prises.

Tu as abandonné ta première idée d’être réalisateur ?
J’ai eu des velléités de scénariste parce que c’est proche de ce qu’on fait au montage. C’est un projet qui finalement ne s’est pas fait. Mais j’ai trouvé ça intéressant. Je ne ferme pas la porte mais je suis très bien à la place de monteur. Réalisateur est un métier très complexe. Tu dois défendre un univers auprès d’une chaîne, vendre ton « produit », le défendre, le porter pendant des années et si ça se trouve, il ne va pas se faire. Il faut croire en soi ! Si j’étais réalisateur, j’aurais peur de ne pas être sûr, d’hésiter, de trop écouter mon producteur et finalement d’être influencé et de perdre ce point de vue que j’avais au départ. En montage, je n’ai pas cette incertitude. Je suis sûr de moi. Après, est-​ce que ça va plaire à mon réalisateur ? C’est un autre débat.

Propos recueillis par Pauline Casalis en avril 2021

« Stalk – Saison 2 »

Réalisation : Simon Bouisson
Montage : Guillaume Lauras (LMA), Riwanon Lebeller, Léa Masson
Assistanat montage : Margot Pluet, Margot Dumont, Amélie Collart
Compositeur : Paul Sabin
Montage son : Julien Gerber, Pablo Chazel
Mixage : Samuel Rouillard

Les saisons 1 & 2 de « Stalk » sont diffusées sur france​.tv/​slash

« Jugé sans justice »

Réalisation : Lou Jeunet
Montage : Guillaume Lauras (LMA)
Assistanat montage : Margot Pluet, Laura Ballouhey
Compositeur : Olivier Marguerit
Montage son : Benjamin Laurent
Mixage : Emmanuel Croset

Diffusé sur France 2 le 11 octobre 2021

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[Article mis à jour le 17 novembre]