Après ses études à la Fémis, Martial Salomon, né en 1977, fait la connaissance d’Emmanuel Mouret avec qui il entame une riche collaboration (8 longs et 2 courts à ce jour). Pierre Léon, Vladimir Perisic, Aurélia Georges, Julia Kowalski, Pascal Cervo, Jérôme Reybaud ou encore Nobuhiro Suwa ont également fait appel à lui pour le montage de leurs films, documentaires ou fictions. Il est par ailleurs le réalisateur de quelques courts métrages. Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait est en salle depuis le 16 septembre.
C’est ta dixième collaboration avec Emmanuel Mouret. Votre méthode a-t-elle évolué au fil des films ? De quelle façon travaillez-vous aujourd’hui ?
Nous avons gardé globalement la même méthode depuis Changement d’adresse, notre première collaboration. Le film se tournait en hiver, le producteur Frédéric Niedermayer voulait que le film soit prêt pour Cannes, il fallait donc que le montage commence au plus tôt et se fasse en parallèle du tournage. Nous nous sommes lancés dans ce pari risqué — nous ne nous connaissions pas encore lui et moi — en abordant la chose positivement : j’allais pouvoir faire un retour à Emmanuel sur les rushes, ce qui lui permettrait de réfléchir à la suite du travail. Tout l’enjeu était de discuter ensemble chaque soir, sans couper l’élan et la spontanéité du tournage. Cela lui permettrait également de retourner éventuellement un bout de séquence, en cas de doute, ce qui est arrivé une fois. Enfin, cette possibilité de pouvoir découvrir d’un coup d’un seul un premier montage, peu après la fin du tournage, lui offrait de garder une certaine fraîcheur pour la suite du travail. Je me suis rendu compte qu’Emmanuel avait une très bonne mémoire des prises, et même s’il arrivait qu’avec le recul, je préfère des prises différentes à son ressenti sur le tournage, nous pouvions librement en parler et nous étions souvent d’accord sur les pistes à suivre. Après cette première expérience dont nous n’avons tiré que d’heureuses leçons, nous nous sommes dit que cette méthode était à renouveler pour les autres films, même dans un calendrier moins serré.
Comment as-tu abordé « Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait » ? As-tu su très vite la place qu’y prendrait la musique et Emmanuel avait-il des souhaits dans ce sens ? A-t-il été question de musique originale ?
A la lecture du scénario, je me doutais qu’avec toutes ces histoires, tournées comme d’habitude dans un ordre tout à fait différent de celui du scénario, le « puzzle » du montage allait être plus compliqué à appréhender que d’habitude. En effet, quand Emmanuel me demandait au fur et à mesure du tournage ce qui se dégageait, ce à quoi allait bien pouvoir ressembler l’ensemble, je lui répondais que je n’en avais pas la moindre idée ! Des choses ont commencé à apparaître en arrivant au bout d’un premier montage. Je n’étais pas inquiet car il y avait dans le scénario une structure forte, de nombreuses rimes et une cohérence globale. Et la vision des premiers rushes m’avait rassuré : Camélia Jordana et Niels Schneider avaient trouvé leur musique, puis Vincent Macaigne et Emilie Dequenne, etc. Emmanuel était d’ailleurs persuadé en attaquant le tournage que, de toute façon, il ne fallait pas être uniforme, que la variation était la clef du film, qu’il ne fallait pas en avoir peur.
C’est la même idée qui nous a guidés pour le choix de la musique : travailler avec un compositeur nous semblait aller à l’encontre de ces variations, il ne fallait pas unifier, mais contraster. Nous sentions qu’une mosaïque de musiques préexistantes ramenant chacune un univers très différent, allait être plus surprenante qu’une partition créée pour le film qui, malgré ses efforts de variations, nous ramènerait toujours au même univers, celui d’un compositeur. Nous avons cependant fait une exception et avons fait appel aux talents de Giovanni Mirabassi (avec qui nous avions travaillé sur Caprice) pour l’ajout de deux morceaux de jazz. Mais cela rentrait dans cette même logique d’oppositions et de contrastes.
La place de la musique dans les films d’Emmanuel est devenue plus importante de film en film car il y a un véritable plaisir de notre part à incorporer cet ingrédient parmi les autres « musiques » du film (acteurs, décors, couleurs, rythme des plans). Nous avions aussi dans l’idée que ce film-là laisserait de toute façon une place importante à la musique, compte tenu des enchâssements de récits, des voix off et de la valse des personnages.
Quelle marge de manœuvre avais-tu quant au récit ? As-tu cherché à le bouleverser ? As-tu coupé des séquences ?
La marge de manœuvre sur la structure générale d’un tel scénario, écrit avec précision, suivant des dévoilements progressifs calculés, mais aussi des enjeux souterrains, est au final assez faible. C’est plus sur l’équilibre général des parties qu’il fallait être vigilant : quel temps accorder à telle histoire plutôt qu’à telle autre ? Épuise-t-on le récit de l’un des personnages à vouloir trop détailler celui qui le précède ? Que cachons-nous au spectateur de la logique des sentiments d’un personnage pour que les surprises restent entières par la suite ? L’équilibre à trouver dans ce type de narration est lié à l’attente créée chez le spectateur par les flash-back : si l’on nous raconte une histoire dans l’histoire, c’est qu’il y aura, on s’en doute, une suite, une répercussion, une contamination d’un récit par un autre. Alors, si le spectateur accepte de se faire « balader », s’il y a une distraction évidente à sauter pieds joints dans une autre histoire, il en ressentira du plaisir, mais pour combien de temps ? N’a-t-il pas envie, à tel ou tel moment, de revoir le personnage qu’on avait laissé en suspens ? Les récits ne peuvent pas être montés selon une proportion mathématique. Tout est question, comme dans le vécu, de stratifications. Les récits ne font pas que s’enchâsser, ils finissent par se superposer, se replier les uns sur les autres, au détour d’une phrase qui fait écho à une partie qui précède, un sentiment présent qui rappelle ou contredit un sentiment passé.
C’est dans ce souci d’équilibre qu’effectivement nous avons coupé certaines scènes, et même un personnage, le collègue de François (Vincent Macaigne) qui a eu un accident et dont on parle au début, qui ne faisait avancer en rien l’histoire. Nous avons aussi coupé une scène avant le premier baiser entre Chloé (Camélia Jordana) et Maxime (Niels Schneider), la nuit qui précède, où ils se croisaient dans la cuisine comme Maxime avait croisé Sandra (Jenna Thiam) dans la cuisine avec le verre d’eau, scène où leur premier baiser était possible mais finalement retardé. Nous avions tellement poussé la scène précédente dans le cloître avec le lyrisme de Poulenc que les personnages se retrouvaient en pleine conscience de leur désir, ainsi il nous semblait plus émouvant de les retrouver tout de suite le lendemain matin sur un non-dit (« Je dois partir »), plutôt que de baliser la montée du désir trop ostensiblement, par une scène qui, de plus, rimait de manière trop évidente avec une séquence du début du film. Le gouffre s’approchant plus vite, il fallait qu’ils paniquent plus vite et qu’ils cèdent l’un à l’autre de manière moins réfléchie. Ce qui est finalement une caractéristique du mélodrame.
Le film est également très dialogué… Comment gères-tu la parole, en terme de rythme notamment ?
Si nous choisissons évidemment avec Emmanuel les prises qui nous semblent les meilleures en terme de jeu, et selon ce que la scène doit raconter, nous envisageons, surtout pour les plans-séquences, chaque prise comme une base que l’on peut tordre un peu, voire beaucoup, et librement, en cherchant dans d’autres prises certaines répliques, ou juste un mot, ou même une syllabe. Je monte beaucoup les directs pour arriver à ce que les intonations nous plaisent complètement, que la musique du plan soit variée. Quand je dérushe, je note, même sur une prise avortée, les phrases qui sonnent comme quelque chose de différent ou qui m’émeuvent. Parfois j’isole même une respiration. Il est souvent possible de les intégrer à la prise choisie. On a souvent l’impression qu’aucune prise n’est vraiment parfaite, alors qu’il suffit parfois de changer quelques sons d’une prise pour en modifier totalement le ressenti, et faire vibrer l’ensemble. Dans les films d’Emmanuel, les personnages sont parfois de dos, ou hors-champ, ce qui permet aussi de déplacer l’endroit de la réplique, et de changer le rythme de l’ensemble. Tous les moyens sont bons, surtout au son, pour accentuer une hésitation, rétablir un vrai silence, accélérer une réaction, rendre le personnage plus intelligent, ou plus secret.
Plus le film avance, plus l’utilisation de la musique paraît libre, apportant même un contrepoint ironique, parfois féroce, à un film finalement assez grave. Cette façon de la monter, en ne craignant ni l’éclectisme, ni les airs célèbres ou les effets un peu marqués, est particulièrement audacieuse mais le vertige naît justement de la distance qui s’opère. Le film apparaît soudainement plus étrange, comme si un narrateur omniscient venait « doubler » (voire dédoubler…) les personnages et le récit de leurs histoires de « sentiments ». Comment les musiques ont-elles été choisies ? A quelle étape du travail commences-tu à les monter ? Quel temps y consacres-tu ?
Je n’avais jamais pensé à cette idée d’un narrateur omniscient. Je pense que cette impression vient du fait que la musique n’est pas spécialement discrète ou ne cherche pas à se faire oublier, en passant derrière les personnages comme une tapisserie. Ce qui est sûr c’est que, peu à peu, Emmanuel et moi nous sommes affranchis de cette crainte qu’on peut avoir avec l’utilisation de la musique. Souvent, on a peur qu’elle détruise une scène, qu’on la regrette plus tard, ou qu’elle « écrase » l’image ou les dialogues. Qu’elle exprime « trop ». Ou, pire, qu’elle « accompagne ». Nous aimons monter les musiques comme nous aimons mélanger des couleurs. Très vite, sans trop attendre, pour aussi s’aérer l’esprit, on essaie beaucoup de tonalités, on pose beaucoup de morceaux, de manière parfois aléatoire, selon une intuition, ou selon le hasard des découvertes en naviguant sur Internet. Par exemple, pour Chopin, je l’avais essayé d’abord seul, un peu comme ça, en dérushant : le jeu de Camélia Jordana m’amenait intuitivement à aller réécouter son œuvre. C’était d’autant plus étonnant que sur les films précédents d’Emmanuel, nous l’avions rarement utilisée, jugeant les partitions trop sombres pour son univers. La recherche de musiques — et surtout de leurs différentes interprétations — peut occuper un quart, voire un tiers du temps de montage. Et cette recherche peut aller jusqu’au mixage. Avec la musique, l’idée n’est pas de voir ce qu’on ajoute à une séquence mais ce qu’on en révèle. C’est très intéressant de voir comment deux musiques dissemblables peuvent faire virer le même texte vers deux interprétations sensiblement différentes. Au montage, il faudrait prendre le temps parfois d’écouter une même scène avec plusieurs musiques — même s’il n’est pas question d’en mettre une au départ ! — juste pour entendre différemment le texte et s’apercevoir que le plan sous-tend quelque chose dont nous n’avions pas bien conscience au départ. C’est comme si une musique pouvait aiguiser l’aspect particulier d’un plan au détriment d’un autre qui nous intéressera moins pour le récit, comme si elle recadrait la fenêtre des ressentis. C’est peut-être d’ailleurs ce travail de « conscientisation » par la musique qui donne au film cette distance dont tu parles, comme le ferait la voix d’un narrateur omniscient : les morceaux jouent aussi les « Il était une fois… », « Et pourtant 9 mois plus tard… », « C’était sans compter la présence de… ». Mais cette distanciation doit être une source de plaisir pour le spectateur, il ne faut surtout pas que le récit se satisfasse de ses propres effets, ou qu’il devienne univoque, mais que, par le biais de la musique et sa franchise immédiate, il plonge le spectateur rapidement au cœur de la tourmente, lui fasse percevoir de manière précipitée les contradictions morales, les situations impossibles, les mensonges et les sentiments inavoués.
Dans les précédents films d’Emmanuel, la langueur de Dvorak avait mis en évidence plus rapidement la douceur du jeu de Julie Gayet (Un baiser s’il vous plaît), ou Vivaldi la rage contenue de Cécile de France (Mademoiselle de Joncquières). Cette sensation de contrepoint ou de férocité dont tu parlais vient peut-être de là, il y a sans doute dans notre démarche une sorte de franchise et de plaisir à pousser le curseur, qui se sent. Nous supposons Emmanuel et moi que le plaisir du spectateur à entendre la musique ici ou là sera aussi grand que celui que nous avons eu à l’inviter dans cet ensemble comme une nouvelle voix. Les films que nous aimons ne craignent pas la musique : Allen, Wilder, Becker y vont de bon cœur, alors, et sans prétention, pourquoi pas nous ? Si la mise en scène autour du personnage d’Emilie Dequenne avait quelque chose d’hitchcockien dès l’écriture, pourquoi ne pas tenter de faire ressortir ce trait par un morceau de Khatchaturian (que Bernard Hermann a pompé allègrement) ? Le morceau de Satie nous est venu intuitivement, nous voulions quelque chose de moins confortable que Chopin, plus moderne, et quand nous avons essayé la Gnossienne, elle renforçait idéalement la déchirure intérieure du personnage, puis sa folie latente, et enfin son effondrement. D’autres musiques mettaient plus en évidence l’aspect somnambulique de la scène, mais c’était déjà très présent à l’image, il nous fallait quelque chose de plus déchirant.
Et pourquoi ne pas utiliser une musique connue ? On y voit toujours un inconvénient, comme si on avait peur que la musique célèbre nous sorte du film. Cela arrive, mais nul ingrédient d’un film n’est totalement vierge : une actrice connue, un décor connu, une musique connue : même question. Au contraire, une musique connue a cet avantage de nous être familière, le spectateur ne la découvre pas, il la redécouvre autrement. Le morceau de Barber sur la scène du train a été très questionné car il est célèbre pour son utilisation dans Platoon et Elephant Man. Mais très vite, malgré la forte visibilité de notre geste, la scène ainsi baignée dans les cordes de Barber, favorisant la suspension de ces derniers adieux, nous semblait forte. Et le morceau n’avait finalement plus rien à voir avec les films qui l’avaient emprunté par le passé. Il n’était pas question de citer Lynch ou Stone, évidemment.
As-tu été surpris par la tournure que prenait le film ? Avez-vous parfois douté du ton imprimé par la musique ?
Comme nous ne savions pas à quoi nous attendre, le film se révélant peu à peu, j’ai été surpris par la façon dont la deuxième partie du film venait renverser le sentiment de légèreté de la première partie, et que c’était ce renversement qui était émouvant, comme une lame de fond qu’on ne voyait pas venir. Une fois les musiques plus en place, cela devenait plus flagrant, et donc au contraire nous avons eu moins de doutes, on aimait que les musiques accentuent les virages. D’une certaine manière, les musiques de la première partie ont eu aussi cette faculté de « cacher » : cacher le fait que derrière toutes ces histoires, il y a le présent, d’une autre teneur, et qu’un personnage peut souffrir en secret. L’utilisation de Poulenc, un des compositeurs préférés d’Emmanuel, et qui n’avait pas encore trouvé sa place dans un de ses films, aurait pu nous faire douter à un moment, tant sa musique apportait encore une autre dimension. Mais non, à chaque fois qu’elle apparaissait sur les plans bucoliques, malgré nos oreilles habituées à des musiques plus romantiques tout au long du film, elle nous semblait au contraire faire basculer le couple dans une nouvelle étape de leur relation, plus souterraine et tourmentée. Le grand écart Tchaikovsky-Poulenc-Puccini nous semblait un peu vertigineux mais pas impossible. De toute façon, il faut toujours avoir un doute quand on pose une musique qui nous séduit de prime abord. Il suffit alors d’éprouver la chose plusieurs fois pour sentir si la greffe prend dans l’ensemble, et dans la durée. On a pour ainsi dire un doute de principe, mais on se fait confiance pour tenter le coup et se permettre de se dire après quelques projections : « Bon, ça nous plaisait, ça marchait pas mal, mais le sentiment n’est pas le bon, on y est presque, cherchons encore. ». Et nous avions aussi la chance de travailler au montage son avec François Méreu avec qui nous pouvions discuter de nos choix et qui avait un avis précieux sur la musique et le choix des interprétations.
Comment définirais-tu la place que le montage prend dans le cinéma d’Emmanuel, alors que sa précision et son économie dans le découpage se sont aujourd’hui affirmées ?
La place du montage dans le cinéma d’Emmanuel se trouve justement aussi, et de plus en plus, en dehors de la salle de montage. Et c’est une bonne chose je trouve : au scénario, au tournage, il est déjà question de montage. Je lis parfois plusieurs versions du scénario et la discussion commence déjà. Sur le rythme de certaines scènes, les suspensions à privilégier, les scènes-clefs à détailler ou à densifier. Les plans-séquences sont à mon avis moins intimidants pour Emmanuel aujourd’hui car il a gagné en confiance et en liberté : c’est excitant pour lui de faire jouer la scène d’un seul tenant, de prendre le risque au tournage d’avoir plusieurs continuités qui soient déjà en place. De se risquer aux répliques hors-champ, de jouer les apparitions-disparitions, de ne pas vouloir se rapprocher à tout prix tout le temps, de par exemple ne réserver le gros plan que pour la fin du plan ou son début, bref de faire que le plan-séquence soit déjà le mariage de plusieurs plans en un seul. Et les différentes prises tentent justement différentes vitesses, différents accents. Emmanuel sait maintenant qu’il est possible de ne pas se plier forcément à ces plans-séquences au montage, que la marge de manœuvre est grande encore.
Au final, c’est comme si toutes les choses dites au montage, les questionnements, les doutes, le plaisir aussi, avaient débordé sur les films d’après, sur l’ensemble de la fabrication. Et que l’étape du montage était loin d’être une conclusion séparée du tournage, ou juste ce qu’on appelle communément une « postproduction ». Il arrive d’ailleurs souvent qu’Emmanuel se remette à l’écriture du prochain film pendant le montage.
Propos recueillis par François Quiqueré
« Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait »
Réalisation : Emmanuel Mouret
Montage : Martial Salomon (LMA)
Assistanat montage : Lucie Jego
Montage son : Francois Méreu
Mixage : Jean-Paul Hurier