entretiens

Entretien avec Mathilde Muyard pour « Bowling Saturne »

Achille Reggiani incarne Armand dans « Bowling Saturne ». © Ex Nihilo
Achille Reggiani incarne Armand dans « Bowling Saturne ». © Ex Nihilo

Après avoir signé le montage son d’une dizaine de longs métrages, Mathilde Muyard devient monteuse avec le film de Yann Dedet, le Pays du chien qui chante. Depuis, elle a notamment collaboré avec Pascale Ferran (Lady Chatterley, Bird People), Laurent Cantet (L’Atelier, Arthur Rambo), Pierre Schoeller (Versailles) et, bien sûr, Patricia Mazuy. Bowling Saturne est en salle depuis le 26 octobre.

Après « Basse Normandie », « Sport de filles » et « Paul Sanchez est revenu ! », « Bowling Saturne » est ton quatrième film avec Patricia Mazuy. Comment as-​tu abordé ce montage ? Appréhendais-​tu la violence et l’atmosphère noire du film ? Avais-​tu conscience des enjeux de montage que le film ne manquerait pas de poser ? En quoi ta col­la­bo­ra­tion de longue date avec Mazuy te donnait-​elle confiance ? Comment travaillez-​vous ?

Effectivement, on se connaît bien, Patricia et moi, on a vécu pas mal de choses ensemble sur ses précédents films ! Et on se fait très confiance mutuel­le­ment. Quand elle travaille sur un scénario, elle me le donne à lire à différentes étapes. J’ai vu évoluer celui de Bowling Saturne d’un film de genre sur un serial killer vers une tragédie sur deux frères pris dans l’héritage de la violence. Donc, oui, j’avais conscience des enjeux éthiques qui se poseraient au montage mais la noirceur du film, je n’en ai pris pleinement conscience que devant les rushes.

Patricia m’avait demandé de commencer à travailler pendant le tournage. D’habitude, je n’aime pas trop ça, mais le budget du film étant très serré et donc le temps de tournage aussi, Patricia voulait que je puisse commencer à monter et lui faire des retours. On se causait le dimanche au téléphone. Elle laisse beaucoup son intuition la guider, ce qui fait qu’elle peut avoir envie de changer pas mal de choses au tournage par rapport au scénario (supprimer une séquence, changer un décor, réécrire com­plè­te­ment des dialogues). Elle avait besoin d’en parler avec moi, qui commençais à voir le film se dessiner au montage.

C’est très agréable de travailler avec elle parce qu’elle est très à l’écoute de ses col­la­bo­ra­teurs. Elle a besoin d’échanger, de dialoguer pour préciser sa pensée. Elle est franche et attend la même franchise des gens avec qui elle travaille. 

Une fois le tournage terminé, j’ai pu lui montrer un premier montage des trois-​quarts du film. Après, elle a été là quasiment tous les jours, en me laissant parfois débrous­sailler seule des séquences, quand ça nous semblait utile.

On peut dire du film qu’il est de pure mise en scène, guidé par une morale de cinéaste à toute épreuve et porté par un découpage au cordeau et des idées de plans souvent extrêmement audacieuses, jusqu’à l’étrangeté et, en tout cas, d’une grande radicalité. De ce fait, sans doute, le film est peu narratif — et pas de dialogues psy­cho­lo­giques, pas de suspense, pas de rebon­dis­se­ments sur lesquels s’appuyer… Comment s’est « raconté » le film ? Quelles questions le récit a-​t-​il posées ? Comment les personnages se sont-​ils construits ?

Au moment du scénario, Patricia est très attentive à la logique des mécanismes narratifs et à la trajectoire des personnages. Sans doute pour ne plus avoir à s’en préoccuper après. Au tournage, elle se pose des questions très concrètes, elle a besoin de voir les décors pour découper.

Elle voulait que l’image du film soit « belle » : ce n’est pas parce qu’on parle de violence, d’histoires affreuses, que l’image doit être crade, moche, le filmage à l’arrache. Comme le temps de tournage était court, certaines séquences étaient très peu découpées, avec des plans longs, en mouvement, difficiles à raccourcir mais qu’il fallait laisser vivre dans le montage, avec leur rythme interne, sinon ça s’écroulait. Certaines scènes de transition n’ont pas été tournées. Bref, les conditions de tournage et les choix esthétiques faits avec Simon Beaufils, le chef opérateur, les ont conduits à épurer et radicaliser la mise en scène.

Du coup, au montage, et surtout dans la première partie du film, on avait des séquences comme des blocs de temps. En quelques séquences, très peu dialoguées, il fallait raconter Armand le looser, Armand qui choisit de s’en sortir, Armand qui endosse « les habits de son père », Armand qui devient un tueur. Il fallait prendre le temps de rencontrer le personnage. Un des problèmes a été de faire passer du temps, une fois qu’Armand est devenu patron du bowling : dans le bowling, le temps ne passe pas, la lumière est la même que ce soit le jour ou la nuit. On s’est rendu compte qu’il fallait pourtant donner la sensation qu’il se passe quelques semaines entre l’arrivée au bowling, les premières filles qu’il y drague, et la rencontre avec Gloria. Sinon (et on l’a expérimenté, avec une première partie plus courte), on avait l’impression que, dès le départ, il voulait tuer des filles et savait qu’il allait le faire. Du fait qu’on s’y attendait, en tant que spectateur, la scène du meurtre devenait dégoutante et com­plai­sante.

Donc il a fallu assumer un début de film assez lent.

L’autre difficulté, on l’a rencontrée avec le début de la deuxième partie, centrée sur Guillaume, le frère flic. La partie « Armand » se termine sur le climax de la séquence au volant de la camionnette, on est sous le choc des 15 minutes précédentes et c’est donc assez difficile de s’intéresser à Guillaume.

Dans le scénario, cette partie commençait assez tran­quille­ment sur Guillaume arrivant au com­mis­sa­riat, il y avait un échange avec le commissaire, puis la scène avec la dame qui vient demander de l’aide pour sa fille harcelée. En fait, on n’accrochait pas, on n’écoutait pas la dame, ni rien. On a travaillé jusqu’à trouver comment démarrer la partie : dans l’action. Guillaume est au volant, on l’appelle en urgence pour la prise d’otage de Xuan. On est tout de suite pris en charge par l’action, dans le vif, obligé d’arrêter de penser à Armand, ce qui permet d’accrocher Guillaume. La suite de la partie « Guillaume » (jusqu’au dîner des chasseurs) suivait le fil logique de l’enquête, elle était beaucoup plus narrative que la partie « Armand », du coup cette différence d’écriture et de rythme dés­équi­li­brait le film. On a beaucoup travaillé sur cette zone, on a pas mal changé l’ordre des séquences, coupé des scènes de dialogue au com­mis­sa­riat, des longueurs. On a cherché à balloter Guillaume entre les meurtres, l’enquête, son frère, les chasseurs, Xuan, la suicidée…

La troisième partie, qui va du dîner des chasseurs jusqu’à la fin, c’était plus simple car il y une temporalité évidente, c’est un seul mouvement jusqu’au dénouement. Il fallait juste tenir cette longueur, garder la tension.

La question du regard me semble être au cœur du film, ne serait-​ce que dans la manière dont les personnages ne cessent de se jauger, de se toiser du regard, tant dans les scènes d’affrontement que dans celles de séduction, qui sont d’ailleurs autant de scènes de séduction que d’affrontement… On a conscience que la direction des acteurs allait dans ce sens mais comment as-​tu géré ces « regards de western » ?

J’avoue que je ne me suis vraiment rendu compte du nombre de ces regards qu’en revoyant récemment le film ! Tout commence d’ailleurs par des regards qui se fuient : Armand refuse osten­si­ble­ment de regarder son frère qui lui annonce la mort du père. Il y a aussi cette réplique du chef des chasseurs, sur le plan plein cadre du lion qui fait face avant de bondir, on est dans le regard du fusil, du chasseur, d’Armand, tout à la fois, et le chasseur dit : « Ça c’est le moment que j’adore, où si c’est pas lui qui meurt, c’est moi. »

Dans les regards s’expriment tout le non-​dit des êtres, les pulsions de désir comme de domination. Il était logique pour Patricia de les filmer, et moi, eh bien, je les ai montés… Évidemment, on s’est interrogé sur leurs durées. Je préfère toujours monter « long » dans un premier temps, parce que je pense qu’au fur et à mesure des visionnages, on sent quand c’est trop long, et on raccourcit en fonction. Par contre, quand c’est monté trop court au départ, je trouve beaucoup plus difficile de mettre le doigt sur ce qui ne va pas. Quelque chose nous a échappé, ou ne se produit pas, mais quoi… ?

La question du regard est avant tout posée par la morale de cinéaste de Mazuy : puisqu’on parle de féminicide, doit-​on montrer ? Oui, nous dit le film, on doit montrer, et sans doute doit-​on regarder… Toi, tu ne pouvais pas faire autrement ! On sent que ta place de monteuse a été spé­cia­le­ment sollicitée, tout en devinant une parfaite osmose entre Mazuy et toi, la morale de la cinéaste s’étant muée en morale du montage. Quel rapport avais-​tu avec les rushes de la fameuse séquence du meurtre, qui est aussi une scène de sexe torride ? Son montage a-​t-​il été pénible ? S’est-il vite trouvé ou était-​ce un chantier sur lequel tu revenais régu­liè­re­ment, en fonction de sa place dans le récit ou de la tournure que prenait le film ? Comment sa durée s’est-elle imposée ? Y a-​t-​il eu col­la­bo­ra­tion avec le montage son avant la fin du montage ?

Après avoir tourné cette séquence, Patricia m’a appelée et m’a dit : « C’était horrible, je suis bien contente que tu la montes sans moi ! »

Bon, super… J’ai commencé à regarder les rushes et j’ai été très impres­sion­née, par les comédiens d’abord, leur engagement, l’intensité du jeu, et par l’intelligence du découpage de Patricia et Simon. On sentait déjà, tour à tour : la joie et l’excitation de la rencontre, le désir partagé, la sensualité, l’intensité du sexe, puis la bascule dans la violence, son insou­te­na­bi­lité. Je me souviens précisément d’une prise du plan moyen où ils font l’amour (avant la bascule) et où soudain quelque chose change dans le regard d’Armand ; une folie, une sauvagerie passe brièvement dans ses yeux. Tout à coup, il m’a fait peur. Je savais qu’il faudrait monter cette prise.

Pour monter la séquence, je devais avoir une chose essentielle en tête : c’est la première fois qu’Armand commet un meurtre, il ne sait pas lui-​même ce qui va arriver. Le montage aussi doit raconter ça. Il faut donc que la scène soit com­plè­te­ment au présent des personnages. On doit avoir la sensation d’être en temps réel, ne rien anticiper. Dans la première partie de la séquence, il faut qu’on croie à leur désir, qu’on le ressente, et donc prendre le temps de le montrer. Le découpage est simple : la scène de sexe, c’est quelques plans, avec chacun une vraie durée, et des mini-​ellipses entre les plans, pour passer des corps qui se découvrent à l’intensité de l’acte sexuel puis au jeu érotique qui commence à vriller, jusqu’à la bascule dans la violence. Les plans sont là, reste à choisir les prises et trouver leur juste durée.

Après le point de bascule, le découpage était très différent : plein de petits plans courts puisque tout est pour de faux, ils devaient choisir les axes de caméra pour que les coups aient l’air de porter, ajouter du faux sang et du maquillage sur Gloria entre les plans… Là aussi le montage doit donner la sensation du temps réel, donc être invisible. L’idée c’est d’assumer de montrer la violence, c’est cru, c’est concret, à la limite du soutenable mais sans com­plai­sance. Quand j’ai commencé à monter cette partie, j’ai été obligée de couper le son ; avec le son c’était trop éprouvant, je n’y arrivais pas. J’ai monté muet, raccord après raccord, méca­ni­que­ment, comme une scène de bagarre classique, une scène d’action. Je me suis concentrée sur la mécanique du montage, la fluidité. J’ai fait un premier jet en quelques heures et j’ai fermé l’Avid, je suis rentrée chez moi, essorée. Le lendemain, j’ai regardé la séquence avec le son, c’était à la fois atroce et réussi, parce qu’il m’a semblé qu’on y croyait. Bon après, il a fallu trouver la place des plans du chien, et de ses aboiements. C’était très pénible.

On a très peu retravaillé la séquence ensuite avec Patricia. On l’a un peu raccourcie mais pas beaucoup. On avait toujours envie de la raccourcir parce qu’à chaque projection, c’était toujours aussi horrible à voir, mais en travaillant on a compris que pour que la scène fonctionne, il fallait assumer cette durée. 

On n’a pas eu besoin d’allers et retours avec le montage son, mais après, Jean Mallet, le monteur son, a énormément travaillé sur le son des coups de poing (comme ensuite le mixeur Thomas Gauder). Il ne fallait pas que ça fasse coups de poing de cinéma.

As-​tu eu des doutes sur la séquence ? Comment faire la part de la volonté de regarder les choses en face et du risque de la com­plai­sance ? Par ailleurs, comment envisagiez-​vous, Mazuy et toi, la réception du film par le public et, en particulier, de cette séquence ? La place que le film donne au spectateur était-​elle au cœur de vos pré­oc­cu­pa­tions ? Avez-​vous beaucoup montré le film en montage ? Était-​ce important ?

Patricia considérait qu’on ne pouvait pas faire l’économie de montrer le meurtre, et j’étais d’accord avec elle. Il y a une hypocrisie dans tous ces films, séries, téléfilms policiers dans lesquels des meurtres atroces se produisent mais qui n’affrontent jamais la question de leur repré­sen­ta­tion. C’est quoi tuer, pour le tueur et pour la victime ? De l’autre côté, il y a les films à grand spectacle où la violence est représentée à grands coups d’hémoglobine, où la mort est abstraite. Là il s’agissait d’affronter la repré­sen­ta­tion de la violence et du meurtre le plus honnêtement et sérieu­se­ment possible. De montrer aussi que Gloria n’est pas une victime désignée, c’est une fille libre à qui il arrive un truc atroce, mais elle se bat, elle veut vivre. Il n’y a rien de sacrificiel ou de « victimisant » là-​dedans. Je n’ai jamais eu peur de la com­plai­sance, parce qu’à chaque visionnage, c’était toujours aussi éprouvant. En plus, on était obligées de revoir la séquence régu­liè­re­ment parce qu’il était impossible d’avoir un avis sur la deuxième partie du film sans repartir d’avant le meurtre. On n’avait aucune envie de montrer ça, de le regarder, mais on pensait qu’il fallait le faire. 

Je ne sais pas si on s’est interrogé spé­ci­fi­que­ment sur la place du spectateur et la réception du public… parce que je crois qu’on se vivait nous-​mêmes comme spec­ta­trices.

On a montré le film en cours de montage, au producteur, à la dis­tri­bu­trice et à une quinzaine de personnes. Les gens étaient très impres­sion­nés, mais jamais on ne nous a reproché une com­plai­sance ou prêté des intentions dégueu­lasses. Après, je comprends qu’on n’ait pas envie de regarder ça… Les projections ont été importantes, surtout pour trouver l’équilibre de la suite du film, et de la fin.

Après avoir monté un tel film, considères-​tu avoir un passé un cap ?

Non. J’ai monté un autre film après, et j’ai eu aussi peur que d’habitude les premiers jours !

Chaque film a des enjeux différents, un mode de narration différent, et je crois que je me remets en question à chaque fois. C’est vrai que je suis fière d’avoir travaillé sur Bowling Saturne, mais je ne me sens pas mieux armée pour la suite pour autant.

Ce que je peux dire aussi c’est que c’est un film sur lequel j’ai l’impression qu’on a pu aller au bout…

On a bien travaillé.

Propos recueillis par François Quiqueré
 

« Bowling Saturne »

Réalisation : Patricia Mazuy
Montage : Mathilde Muyard (LMA)
Assistanat montage : Charlotte Audureau (LMA), Géraldine Gacon
Montage son : Jean Mallet
Mixage : Thomas Gauder
Musique : Whyatt E