Après un BTS audiovisuel option montage, Mélanie Bigeard part à Londres en 1997. Alors que ce sont les débuts du mariage entre argentique et montage virtuel, elle fait ses premières armes comme assistante monteuse dans le secteur de la publicité puis dans le long métrage. En 2003 de retour en France, elle travaille, entre autres, aux côtés de Diane Logan, Anja Lüdcke et Aurique Delannoy sur des unitaires, des séries télévisées et des longs métrages tout en enchaînant sur des coproductions internationales comme Zaytoun et Mon fils (2012, 2014) d’Eran Riklis, ou plus récemment Love & Friendship de Whit Stillman (2016). Avec Quai d’Orsay (2013) de Bertrand Tavernier, elle entame avec Guy Lecorne une longue collaboration qui se poursuit aujourd’hui avec The Eddy — les deux épisodes réalisés par Damien Chazelle.
Quelles sont les différences en termes d’organisation du travail et de fabrication, entre une série produite pour une chaîne française et une série produite pour Netflix ?
La première différence, c’est qu’au premier contact — réunion à 25 avec présentation Powerpoint — Netflix m’est apparu comme une grosse machine de guerre « déshumanisée ». Puis, en avançant dans le travail, on s’aperçoit que c’est juste une manière compliquée et aseptisée de faire ce que nous faisons habituellement : ranger les rapports scripte dans un dossier, les rapports son dans un autre, mettre les rushes en ligne… Sauf que là, il y a un protocole pour chaque opération, plusieurs plateformes en fonction des documents ou des rushes, avec nombre de sous-dossiers correspondants, 12 identifiants et mots de passe ! Est-ce bien nécessaire ? C’était fastidieux et de nombreuses tâches m’ont semblé inutiles.
L’autre différence importante, c’est la validation des épisodes. En France, nous connaissons plus ou moins la chaîne de validation et les personnes qui en sont chargées. Pour Netflix, le processus est plus long, avec plusieurs allers-retours, et nous ne connaissons pas les trois-quarts des personnes à qui nous adressons le montage. Heureusement nos interlocuteurs restent les mêmes ; leurs notes ont été plutôt constructives et ils se sont montrés fortement à l’écoute de nos réponses.
Le tournage en argentique et la place prépondérante des musiques jouées à l’écran ont-ils eut une incidence sur ton travail ?
Le tournage en argentique n’aurait pas eu de grosse incidence s’il n’y avait pas eu les protocoles Netflix qui demandent de mettre en ligne les rushes plan par plan, avec watermarks [incrustation d’un copyright, ndlr] ; de les « mouliner » dans un format puis un autre afin qu’ils rejoignent la plateforme dédiée et cela me prenait énormément de temps, abstraction faite de la quantité de rushes. Autant de temps que je ne pouvais accorder à Guy.
Pour les musiques, un système d’enregistrement particulier a été mis en place sur le tournage — les musiciens et leurs instruments étant entièrement équipés [de micros, ndlr] — et nous avons fait quelques tests pour voir comment cela pouvait être intégré au montage et surtout « conformable » au montage son. Les directs « classiques » étaient enregistrés sur Cantar. Aux directs s’ajoutait un prémix des musiques enregistrées sur le plateau. Je synchronisais les deux sources — directs et musiques — avec l’image. Pour la deuxième source j’avais un retour témoin de l’enregistrement de Stéphane Boucher (l’ingénieur du son), avec le clap car nous ne pouvions compter sur le time code. Le clap a été extrêmement précieux, comme toujours !
Par la suite, l’équipe musique a ré-enregistré toutes les voix de Maja (interprétée par Joanna Kulig) et quelques chanteurs comme Farid (Tahar Rahim). Une fois la séquence montée, elle était envoyée au monteur musique qui pouvait arranger certains raccords et/ou réinjecter des voix ou des instruments pour parfaire le morceau. Au mixage Olivier Dô Hùu avait demandé à disposer de tout le matériel car certains ré-enregistrements pouvaient avoir perdu de leur spontanéité. Cela a été un véritable travail d’équilibriste mais très payant. Au final, nous sommes souvent revenus à la version du montage (celle de Guy), même si elle a pu être sublimée à plusieurs endroits par le travail de cette équipe musique.
Tu travailles avec Guy Lecorne depuis longtemps, comment fonctionnez-vous ? Et en particulier sur cette série ?
Notre mode de fonctionnement n’a pas été si différent sur cette série. En fait, je fais tout… et Guy signe l’épisode ! Plus sérieusement, Guy récupère les séquences que je prépare dès qu’elles sortent « du four ». Comme j’avais pas mal d’intendance pour transmettre les rushes, je n’ai pas pu être autant présente que d’habitude au début du montage. Guy avait besoin de moi pour l’anglais sur certaines séquences où Damien tournait en continu, reprenait en cours de prises, cherchait et changeait le texte… Nous avons préparé des bobineaux avec un système de locators pour remettre de l’ordre dans le texte. J’ai aussi fait pas mal de transcriptions écrites des dialogues. Nous nous adaptons à chaque projet. On ne travaille pas de la même manière sur l’Enlèvement de Michel Houellebecq (de Guillaume Nicloux) que sur High Life (de Claire Denis) ou encore les Confins du monde (de Guillaume Nicloux).
Ce qui est très agréable avec Guy ce sont les échanges et le partage — sur nos méthodes de travail, sur les montages. J’essaie de lui proposer le maximum d’éléments pour l’aider et j’ai même l’occasion de monter. Il me laisse une grande autonomie dans mon travail et j’essaie d’être au plus près de ses besoins.
Comment s’est déroulé le travail avec Damien Chazelle ?
Travailler avec Damien a été un vrai bonheur. Nous avons eu très peu de contacts avec lui pendant le tournage mais les rapports scripte de Julie Darfeuil étaient très détaillés. C’était assez énorme et découvrir les rushes sans le connaître pouvait parfois être déstabilisant. Nous avons fait notre maximum pour avoir une vue d’ensemble du matériel à son arrivée. Il avait une idée extrêmement précise de ce qu’il voulait et connaissait très bien les rushes. Mais tout ne se passe pas toujours comme prévu quand on arrive à la table de montage ! Avec les contraintes de temps de la série et au vu de la complexité et l’abondance des rushes, nous aurions pu douter — et nous avons douté. Mais à son arrivée au montage, Damien nous a emportés avec son énergie et sa bonne humeur et tout est devenu possible ! Il avait une liste très précise de ce qu’il voulait sur ses deux épisodes et même un planning de dingue. Si tout n’était pas faisable, sous son impulsion nous avons tenté de grandes « pirouettes ». Il a partagé avec nous des extraits de films où la musique est mise en scène, des essais avec les musiciens… La musique était primordiale pour lui. Il nous a parlé des prises et de ce qu’il voulait essayer. Il a une façon de parler du projet qui vous emporte et vous pousse au-delà de vos propres limites.
Alors qu’il ne nous restait qu’un mois pour terminer les deux épisodes avec Damien, Guy l’ayant vu manipuler la souris lui a proposé d’avoir un Avid afin de gagner du temps, pour regarder des rushes… Damien a sauté sur l’occasion. Je lui ai fait un cours accéléré d’Avid en une après-midi et je lui ai mis à disposition tous les rushes et les sélections qu’il avait demandés — les transcriptions ont permis d’aller retrouver des moments précis ; le travail en réseau nous a permis d’aller beaucoup plus vite. Puis, au-delà de faire des sélections, Damien a commencé à reprendre des montages de Guy pour essayer d’autres prises, y intégrer les éléments qui lui manquaient ou encore faire des essais et des propositions de musique. Il enregistrait avec sa voix des changements de texte, m’envoyait des musiques, me lançait sur des recherches ou des pistes à essayer en montage. Il me rendait des timelines avec 12 pistes vidéos, 25 pistes audios et un joyeux bazar ! Mais une fois rassemblé, c’était cohérent. Même très cohérent et toujours d’une grande précision — il faisait même un travail de mixage ! Guy reprenait à son tour ou repartait dans les séquences musicales parfois très complexes à monter. Les échanges se poursuivaient, nous nous dispatchions les séquences. Je leur préparais des bobineaux de sélections, je remontais des séquences pour la vingt-et-unième fois ! Et cela sans relâche, durant ce mois de folie, dimanches compris pour Guy et Damien ! Bref, c’était un marathon, avec un plaisir partagé. La frénésie était devenue notre alliée. Nous avons quand même réussi à partager nos repas ensemble (habitude très française, dirait Damien !) même si c’était sur le pouce.
La suite des validations s’est faite à distance et même si Damien est quelqu’un de très réactif, il nous a manqué pour faire route ensemble. Guy et moi avons suivi toute la postproduction en communiquant sans cesse avec Damien qui n’a pu revenir sur Paris que quatre jours (pour l’étalonnage et le mixage de ses deux épisodes). Nous avons fait les postsynchros et quelques écoutes à distance. Sa précision et sa rigueur ont été bluffantes.
Je garde un merveilleux souvenir de cette aventure. Je ne sais pas si la façon « à la française » lui a plu. Pour moi, ça a été un vrai travail d’équipe avec chacun son rôle, mais ensemble et c’était du pur bohneur. Ce que je vois, c’est que nous avons quand même gardé quelque chose d’artisanal et que notre métier reste dans l’humain, dans l’échange et le partage. Et moi, c’est ce qui me plaît.
Propos recueillis par Thaddée Bertrand
« The Eddy », saison 1, épisodes 1 & 2
Réalisation : Damien Chazelle
Musique originale : Glen Ballard & Randy Kerber
Scripte : Julie Darfeuil
Ingénieur du son : Stéphane Bucher
Ingénieur du son musique : Scott Campbell
Montage : Guy Lecorne (LMA)
Assistante monteuse : Mélanie Bigeard (LMA)
Montage paroles : Simon Poupard
Montage son : Thomas Desjonquères
Montage musique : Samuel Potin
Mixage : Olivier Dô Hùu
Série de 8 épisodes en VàD sur Netflix