Après avoir passé son bac en 1976, Nelly Quettier poursuit ses études à l’université Paris VIII (à l’époque située à Vincennes) en cinéma. Elle a alors l’occasion d’entrer pour la première fois dans une salle de montage — un rêve depuis ses 13 ans. La même année elle rencontre Ragnar Van Leyden (monteur et complice de William Klein, Joris Ivens, Chris Marker) qui la forme et l’encourage à monter. Tout en travaillant pour les actualités télévisées, elle montera deux films de William Klein (Planche contact et Mode in France). Puis elle deviendra la collaboratrice régulière de Leos Carax (tous ses films depuis Mauvais Sang), Claire Denis (J’ai pas sommeil, Beau Travail, Trouble Every Day…), Barbet Schroeder (l’Avocat de la terreur, Amnesia…). Elle a également travaillé avec Ursula Meier (Home, l’Enfant d’en-haut), Marianna Otero (Histoire d’un secret, À ciel ouvert), Alice Rohrwacher (Heureux comme Lazzaro), Sandrine Veysset (Y’aura-t-il de la neige à Noël ?, Martha… Martha)…
Sauf erreur de ma part, vous accompagnez Leos Carax depuis son deuxième long métrage, « Mauvais sang ». Votre manière de fonctionner a-t-elle évolué au fil du temps ? Comment avez-vous abordé le montage d’« Annette » ?
J’ai commencé à travailler avec Leos fin 1985 : 6 films en 35 ans, une tranche de vie… De la pellicule au numérique, cette grande révolution du montage dont nous avons bien exploré ensemble les possibles. Nous sommes passés des projections de rushes projetées avec certains membres de l’équipe dans une salle de cinéma à la découverte des rushes seule sur un écran, Leos préférant ne plus les voir ou plutôt de les regarder en cours de tournage sur un combo.
Une complicité s’est installée évidemment au fil des films mais rien ne me dit que je ferais le prochain film. Le plaisir et le désir doivent être là. Je ne me sens pas la monteuse de…
Je n’ai jamais autant préparé un film que celui d’Annette. Tout était nouveau pour nous et il a fallu trouver la bonne méthodologie avec le son, les différents trucages, les bons collaborateurs…
Les chansons existaient sous forme de maquettes chantées par les Sparks puis certaines furent maquettées par Adam Driver et Marion Cotillard peu de temps avant le tournage.
Le film prend la forme d’un conte, d’un long rêve qui vire aussi au cauchemar… Les moments non-musicaux sont rares et brefs. Cette forme, cette densité, était-elle présente au scénario ou s’est-elle imposée au moment du montage ?
Nous n’avions pas de scénario au sens classique mais un « script-tech » [voir ici une page] où se trouvait le texte des chansons et toutes sortes d’indications concernant l’image, le son, les décors, les costumes, le montage… La façon de tourner certaines séquences fut l’aboutissement de longues recherches.
Le travail de montage fut dense et intense. Il se situait sur plusieurs niveaux et avec différents partenaires : avec la monteuse paroles & chant Katia Boutin qui a commencé un mois après la fin du tournage ; avec le monteur musique Maxence Dussère qui a participé au tournage et avait la mémoire des nombreux changements ; avec les VFX réalisés par Mikros Liège sur de nombreuses séquences ; avec la graphiste Amélie Vappereau avec qui nous avons travaillé sur le logo et sur les séquences « Show Bizz News », avec une documentaliste pour plusieurs plans ou pelures manquantes.
À la fin du tournage, fin novembre 2019, j’avais avancé sur tout ce que je pouvais, essayé de cerner les problèmes inhérents à chaque séquence. Puis nous avons tout repris avec Leos en commençant par une séquence pas évidente : celle de la prison, une bonne séquence pour se confronter aux difficultés des moments chantés en live.
Cette densité dont vous parlez fut un vrai cheminement. Nous avions pu aboutir au montage certaines séquences mais sur beaucoup d’autres, il nous manquait un élément : soit une pelure, soit un VFX que j’avais maquetté avec plus ou moins de réussite, soit un plan, soit une musique de transition… Le travail était immense. Un vrai chantier où il fallait avancer pas à pas sur tellement de choses… Et nous devions être prêt pour Cannes 2020.
Mais la pandémie arrive, tout s’arrête.
Pendant le premier confinement, je pars avec Leos dans le Sud de la France avec un Avid « de campagne ». Via Dropbox, nous arrivons à échanger avec tous les membres de l’équipe. Le bruitage se passait alors au Mexique, les VFX d’effacement des manipulateurs de Baby Annette au Japon. Il nous fallait suivre la carte mondiale des confinements.
Ce surplus de temps nous fut sacrément profitable. Cela nous a permis d’approfondir certaines séquences, de travailler le logo et les actualités de « Show Bizz News » ainsi que certaines séquences de VFX bien chronophage. Au retour à Paris, le film était presque là.
Puis nous avons pu aller en Belgique travailler de visu avec les VFX et le monteur son, Paul Heymans, qui avait bien avancé de son côté.
Plus globalement, les choses étaient-elles ouvertes sur le plan de la structure et du récit ? Avez-vous beaucoup travaillé l’agencement du film, coupé des séquences ?
Nous n’avons coupé que quelques moments chantés, assez peu en fait. Le premier tiers du film fut beaucoup plus travaillé. Comme le film commence par une histoire d’amour sans en montrer les prémisses, il a fallu travailler l’imbriquement des deux shows d’Henry et d’Ann pour mieux percevoir où ils en étaient dans leur histoire et dans leur statut de comédien de stand-up et de chanteuse lyrique.
De même, l’avant et l’après-scène de l’accouchement sont composées d’une série de plans ou de petites séquences plus disparates. Ce ne sont pas des entités comme d’autres séquences soutenues par une chanson. La musique qui les relie est venue plus tard.
Si on peut se permettre cette comparaison avec la peinture, disons que nous travaillons toujours, et cela sur tous les films que nous avons montés ensemble, par petites touches et non à grand traits. Il est impossible pour Leos de regarder le film si certains détails ne sont pas réglés, que ce soit sur le montage ou sur un son ou sur un niveau. L’exigence, toujours et encore…
J’ai cru comprendre que les séquences chantées ont été tournées en grande partie en son direct. Techniquement, de quelle façon avez-vous travaillé ?
Dans Holy Motors, l’avant-dernier film de Leos, se trouvait déjà deux séquences chantées tournées en son direct. Et je me souviens de l’émotion que nous avions eu en regardant les rushes de Kylie Minogue chantant en live dans la Samaritaine…
Et donc la gageure sur Annette fut d’enregistrer le chant sur le plateau, en diffusant la musique aux acteurs à l’aide d’oreillettes.
Au montage, nous avions pour certaines séquences 4 caméras et 3 cantars (un pour les voix, un autre pour la musique et le troisième pour les voix additionnelles). Romain Waterlot, assistant en Belgique pendant le tournage, a trouvé la solution pour pouvoir les synchroniser et avoir accès facilement aux pistes éclatées des cantars via les mixdowns.
Puis nous avons eu une collaboration étroite avec Katia qui nous signalait les décalages voix/musique, et Maxence qui nous a bien aidé pour certaines coupes. Heureusement nous étions tous dans le même bâtiment chez Chuuut ! Films, à Paris.
Leos et Katia ont travaillé de concert avant le mixage. Un vrai patchwork, ces directs/chants avec des mots ou syllabes pris dans différentes prises… Peu de postsynchros ont été utilisés. Un gros travail a eu lieu sur la voix opératique du personnage d’Ann qui est un mélange de la voix de Marion Cotillard et d’une chanteuse lyrique, Catherine Trautmann, qui a la même tessiture.
La précision des niveaux sonores que nous faisions sur l’Avid a bien aidé le mixeur, Thomas Gauder, à comprendre les intentions de chaque séquence. Et ce fut un mixage intense : Thomas, Katia et Paul ne sont pas près de l’oublier ! Fin juillet 2020, le film était terminé.
Certaines séquences comportent de nombreux effets numériques, notamment l’ultime représentation de « Baby Annette ». Comment s’est déroulé le montage de ces séquences ?
Le gros du tournage s’est déroulé en Belgique, deux semaines en Allemagne, mais le film se passe à Los Angeles où seulement une bonne semaine de tournage a eu lieu. Donc forcément nous avions beaucoup de VFX en tout genre…
Et là, je tire mon chapeau à Jeanne Fontaine, assistante en France, qui a géré le workflow avec Mikros Liège, très exigeant mais aussi très efficace sur la gestion des VFX. Avant de commencer le montage de ce film, j’ai d’ailleurs fait un stage de perfectionnement des VFX sur Avid qui m’a été bien salutaire, entre les fonds verts, les effacements, trucages en tous genre… et la construction de cette séquence d’« Hyper Bowl » (en référence au « Super Bowl »), dernière représentation de Baby Annette.
Pour cette séquence, il y a eu deux jours de tournage : un jour pour la cabine et un autre jour pour les chorus boys et les footballeurs accompagnés par les pom-pom girls, le tout tourné dans un studio. Après un rendez-vous dans la salle de montage, Mikros nous a fourni des fonds gris censés représenter le stade avec un parallélépipède en son milieu, dans les axes de tournage. Très vite, nous avons construit et maquetté cette séquence d’« Hyper Bowl » avec ces pauvres fonds gris. Et à partir de là, Mikros a commencé son travail. Les échanges furent très, très nombreux. Le stade et le podium ont pris forme. Puis les spectateurs sont arrivés, ensuite les textures, la lumière, et en tout dernier les animations.
Arrivée de Baby Annette à l’Hyper Bowl : quatre étapes, de la première maquette à l’image finale
Pour finir, quelle place diriez-vous que le montage occupe dans les films de Leos Carax ? Ressentez-vous une évolution au fil du temps ?
J’ai une grande chance : Leos aime beaucoup le montage.
Avec lui, j’ai eu de grandes émotions. Nous aimons chercher, créer d’autres images, expérimenter. Avec peu de mots, j’arrive à suivre sa pensée et proposer en toute liberté. Souvent l’image d’une partie de ping-pong est employée pour parler du montage et cela est on ne peut plus vrai avec Leos. Les balles ont souvent un effet et ne sont pas toujours faciles à renvoyer…
Sur Mauvais Sang, mon premier montage avec lui, j’ai le souvenir que pendant les projections de rushes, je découvrais des plans magnifiques avec un début, un milieu et une fin. Et maintenant Leos a compris tout ce que pouvait apporter le montage virtuel, l’importance de tourner de la matière d’où des plans seront tirés, ou d’où un moment deviendra un élément d’un plan composite. Et plus la matière est belle, plus le plaisir au montage est au rendez-vous.
Propos recueillis par Benoît Delbove
« Annette »
Réalisation : Leos Carax
Montage : Nelly Quettier (LMA)
Assistanat montage : Romain Waterlot, Jeanne Fontaine
Montage paroles & chant : Katia Boutin
Montage musique : Maxence Dussère
Montage son : Paul Heymans
Mixage : Thomas Gauder
Supervision des VFX : Guillaume Pondard & Geraldine Thiriart
Direction de postproduction : Eugénie Deplus
En salle depuis le 6 juillet
Pour prolonger les propos de Nelly Quettier sur le son direct, on trouvera dans la Lettre de la CST n°178 une interview d’Erwan Kerzanet (ingénieur du son d’Annette) et de Katia Boutin.