Après des études de philosophie et l’Idhec, Sophie Brunet a monté des films documentaires et de fiction de Marcel Ophuls, Dominique Cabrera, Jean-Xavier de Lestrade, François Caillat, Bertrand Tavernier, Pavel Lunguin, Jonathan Nossiter, Abdellatif Kechiche, Laurent Bécue-Renard, Sofia Djama, Sonia Kronlund, et Juliette Binoche. Elle a co-écrit en 1990 Pratique du montage avec Albert Jurgenson dont elle était l’assistante.
Sambre, n’est pas, loin s’en faut, ta première collaboration avec Jean-Xavier de Lestrade ? Peux-tu essayer de remonter un peu le temps ?
J’ai travaillé avec Jean-Xavier de Lestrade pour la première fois en 1995 pour un documentaire sur la parole des enfants victimes d’inceste. Auparavant, il avait fait un film sur des femmes parties en cavale pour protéger leurs enfants d’un père incestueux, et un autre qui donnait la parole à des délinquants sexuels, et explorait les traitements auxquels ils avaient droit au Canada, quand la France se contentait de les emprisonner. Il y a plus de 30 ans, Jean-Xavier était déjà mobilisé sur ces questions qui n’agitaient pas encore notre société, ou si peu.
Je venais de monter Veillées d’armes de Marcel Ophuls, long métrage documentaire consacré au journalisme en temps de guerre, que Jean-Xavier avait vu et apprécié. Nous nous sommes croisés dans un couloir d’une boîte de post-prod et nous avons bavardé autour de la machine à café. Il avait fait des études de droit, puis une école de journalistes reporters d’images. Moi de la philo, puis l’Idhec. Nous nous sommes complétés, mais j’ai vite été subjuguée par son talent, sa capacité d’observation et de décision, l’incroyable clarté de son esprit. Il a toujours eu le souci de s’approcher le plus possible des mystères de l’âme humaine, ce qui l’a conduit à traiter souvent des sujets très durs. J’ai monté avec lui un documentaire sur un hôpital dédié aux soins palliatifs, un autre sur des enfants atteints de pathologies graves, un troisième sur les procès des génocidaires au Rwanda… Pour moi, tous ces films sont lumineux plutôt que sombres, ou plutôt ils sont sombres et lumineux. Il y a toujours un chemin vers la guérison, vers la justice, même si elles n’adviennent pas toujours. Ce sont des films qui mettent en scène le courage, l’empathie, une certaine idée de la droiture.
Travailler avec Jean-Xavier m’a appris que les principales qualités d’un réalisateur de documentaires étaient la patience et l’adaptabilité. « Planter sa tente au bon endroit », c’est à peu près en ces mots qu’il le décrit, et attendre que l’évènement désiré se produise, ou mieux : que se produise l’événement auquel on n’a même pas rêvé. L’adaptabilité, il l’a prouvée en tournant Un coupable idéal à la place du documentaire qu’il avait prémédité (et vendu !) sur les négociations dans les cabinets d’avocats américains. S’avisant que son sujet était finalement peu visuel, donnant lieu à des tractations impossibles à filmer car presque toujours assorties d’une close de confidentialité, il a vite changé son fusil d’épaule pour se concentrer sur le sort de ce jeune Noir accusé de meurtre, dont un avocat génial démontre miraculeusement l’innocence. Je n’ai pas monté ce film qui a obtenu l’Oscar du meilleur film documentaire car j’étais engagée sur un long métrage de Bertrand Tavernier
Ensuite, il y a eu Staircase, une aventure audiovisuelle et humaine hors limites pour chacun de nous. D’abord prévue comme un unitaire, elle est, devant l’ampleur et la richesse des rushes, devenue une série. Ce n’était pas encore la mode des true crimes series. C’est en quelque sorte nous qui l’avons instaurée. Avec 3 périodes de tournage s’étalant sur 15 ans, elle a totalisé 13 épisodes et a finalement abouti sur Netflix.
Après Staircase, ou entre les différentes étapes de Staircase, Jean-Xavier s’est tourné vers la fiction. Un long métrage : Sur ta joue ennemie, un téléfilm : la Disparition, puis des séries : 3 × Manon, Malaterra, Manon 20 ans, Jeux d’influences saison 1, Laëtitia, Jeux d’influences saison 2, et enfin Sambre. L’équivalent de 35 films ! Un peu moins, car la plupart des épisodes tournent autour d’une heure. J’ai monté tous ces épisodes avec lui, et nous nous sommes toujours efforcés de trouver à la fois la logique et la dynamique propres à chaque épisode et la narration, le mouvement, le style de la série comme un seul film. Nous avons parfois fait passer une séquence d’un épisode à un autre, ou transformé une série de 4 épisodes en 6, ou de 6 en 8. Ce qui nous a amenés à revoir entièrement la narration.
Ces changements de structure n’ont été ni possibles, ni d’ailleurs nécessaires sur Sambre, le découpage de l’histoire en temporalités différentes à chaque épisode nous interdisant de faire voyager les séquences d’un épisode à l’autre, mais bien sûr nous avons parfois changé l’ordre des séquences à l’intérieur d’un même épisode.
Comment s’est déroulé le montage de la série ? A t-il débuté en parallèle du tournage ? S’est-il opéré d’un bloc ?
Depuis 3 × Manon, je monte toujours en parallèle du tournage. Je décale un peu mon début, afin de ne pas rattraper le tournage trop vite. Jean-Xavier fait toujours cercler deux ou trois prises préférées, et transmet pour moi quelques indications à la scripte. Du coup, il ne regarde pas les rushes pendant le tournage. Il préfère me laisser ce soin, et je lui fais tous les soirs par texto un compte rendu assez détaillé sur ce que j’ai reçu. Ainsi, il gagne un temps précieux, car le tournage des séries est très serré, et il peut aussi vérifier si ses intentions sont bien perçues, si j’ai le même sentiment que lui sur les comédiens, le découpage, la lumière, etc. Dans la période où je n’ai pas encore commencé le montage, je me débrouille toujours pour regarder les rushes quotidiennement, même parfois après ma journée de travail sur un autre film, afin de lui faire fidèlement mon rapport.
Pour les séries de six épisodes, Jean-Xavier partage habituellement son tournage en deux, afin d’avoir un temps de récupération (relative) et de préparation supplémentaire au milieu. Dans ce temps d’arrêt, il a parfois le temps de passer un ou deux jours au montage. Nous regardons ce qui est monté, faisons quelques modifications, mais sans avoir le temps de revoir les rushes, nous nous limitons à ce qui saute aux yeux. Puis je lui fais un bout-à-bout avec des noirs pour les séquences manquantes, et une sortie pour qu’il l’ait sous la main pour la deuxième partie du tournage. Evidemment, tout étant tourné dans le désordre et « cross-boardé » [pour optimiser le plan de travail on regroupe par décors les séquences de différents épisodes, ndlr] ça fait des épisodes plus ou moins pleins de trous.
Quand le tournage s’achève, Jean-Xavier prend en général quelques jours pour récupérer et me laisser le temps de finir ce premier montage, ce qui fait que lorsqu’il arrive dans la salle, il y a déjà une première version de tous les épisodes. Il peut ainsi se faire tout de suite une idée des équilibres globaux, de ce qui fonctionne déjà, de ce qui est plus problématique. Nous regardons cette version, faisons là aussi les quelques changements qui paraissent s’imposer, puis nous attaquons les séquences l’une après l’autre en replongeant dans les rushes. À ce stade, nous vérifions la pertinence de mes choix, tant au niveau des prises montées que du découpage. Comme nous avons une longue complicité et des sensibilités proches, les options prises sont souvent validées, mais pas toujours, évidemment. Le travail fait toujours apparaître de nouvelles possibilités. Ensuite, nous revoyons chaque épisode et travaillons davantage sur le rythme général, la narration, opérons parfois des changements de construction, des coupes, etc. Évidemment, ces différentes phases ne sont pas vraiment séparées, et nous travaillons toujours à la fois dans le micro et le macro, mais nous nous efforçons tout de même de suivre ce mouvement général qui pour nous a fait ses preuves.
Jean-Xavier est tellement au clair avec ce qu’il veut, chacune de ses décisions est si mûrement réfléchie, si parfaitement soupesée, qu’il n’éprouve aucune difficulté à me laisser la plus grande liberté. Travailler avec lui est un grand bonheur, dont je ne cesse de me féliciter.
La série a des partis pris artistiques forts. Elle fait notamment le pari d’un tempo modéré, assez rare dans les productions françaises de ce genre.
Ça c’est le rythme de Jean-Xavier, sa respiration. C’est Albert Jurgenson qui employait ce terme de respiration à propos du style de chaque réalisateur. C’est effectivement un rythme plus cinématographique que télévisuel et encore moins un rythme de séries, pour lesquelles l’injonction est plutôt à une rapidité à tout prix. Cette « lenteur » est pour moi le corollaire de la liberté donnée au spectateur de comprendre par lui-même, de ressentir par lui-même. Il ne faut pas lui dire ce qu’il y a à saisir, à voir ou à sentir. Il faut lui laisser faire tout seul au moins une partie du chemin. Le plaisir, l’adhésion, l’émotion passent par ce cheminement, mais pour qu’il ait lieu il faut lui laisser le temps.
Ce parti pris a exigé parfois un re-découpage complet de la série, afin de remédier à des épisodes trop longs pour rentrer dans les cases prévues, mais auxquels nous ne voulions rien retrancher, persuadés que leur durée était la bonne. Dans sa vie précédente de documentariste, Jean-Xavier a été maintes fois confronté à ce problème de durée. Mais il a toujours réussi à élargir un peu le cadre imposé et à tirer ses films le plus possible du côté du cinéma. J’ai toujours été très admirative de la façon dont il s’y prenait : au lieu de devoir batailler avec un réalisateur humilié, aigri et passablement énervé, les directeurs de programme avaient en face d’eux la courtoisie et la sérénité incarnées. Il avait toujours le chic pour les impliquer dans sa réflexion, les rendre complices de ses choix, et je les ai tous vus lui céder avec bonheur et gratitude. Sans doute le flegme s’apprend-il en partie, et se cultive-t-il, mais au stade de jean-Xavier ça touche à l’exercice spirituel ! Totalement inaccessible pour moi !
Une des choses que la série travaille est la solitude des victimes face à l’appareil judiciaire et à la société en général. Cela s’exprime notamment pendant les dépositions ou les confrontations avec l’appareil judiciaire. La caméra reste sur le visage des victimes ; tandis qu’hors-champ résonnent les questions — souvent empreintes d’une absence d’empathie ou de rigueur — d’un policier, d’un juge d’instruction… Comment avez-vous travaillé cela au montage ?
Comme Jean-Xavier ne regarde pas les rushes, j’essaie dans mon premier montage de monter, autant que possible, tous les plans, afin qu’il voie exécuté au moins une fois le programme du tournage. Pour Sambre, Jean-Xavier a tourné d’abord presque toutes les séquences de l’épisode 1, car la série se passant sur presque trois décennies il y avait des questions différentes de rajeunissement ou de vieillissement à chaque épisode. J’ai donc reçu la séquence de la déposition de Christine, la première victime, assez tôt. Tout en gardant des plans assez longs pour respecter le jeu magnifique d’Alix Poisson, j’ai donc monté les contre-champs et c’est ainsi que nous avons visionné la séquence pendant l’interruption du tournage. Jean-Xavier a immédiatement décidé de les ôter. Ensuite, pour l’épisode 6, qui comporte plusieurs séquences d’interrogatoire, j’ai suivi la même direction et j’ai monté très peu de plans. Ce parti pris est très fort et donne des résultats impressionnants. Bien sûr, le choix de la prise, la recherche du moment juste pour chaque raccord sont encore plus déterminants dans ce type de montage. Quand j’ai revu l’épisode 1 en projection lors de la soirée d’avant-première, j’ai été frappée de la proximité ressentie avec Christine. J’avais l’impression d’être collée à elle et de ne pouvoir reprendre mon souffle. C’était l’effet bien sûr du formidable travail accompli par ma complice Élisabeth Paquotte qui a monté les sons, et du mixage, de l’étalonnage, mais surtout, je pense, de ce type de montage.
En tant que spectateurs, on découvre très vite l’identité du coupable, Enzo, et on suit sa vie de citoyen presque ordinaire : ouvrier apprécié de ses collègues, père de famille intégré, sympathique entraîneur de foot. C’est une position difficile pour le spectateur que de suivre la vie de celui qui pendant plus de vingt ans a pu continuer ses actes en dépit de tout… Le traitement de cette double vie a-t-elle suscité beaucoup de tâtonnements, de questionnements ?
C’est une question que je me suis posée évidemment à la lecture des scénarios. Mais dès que j’ai eu un épisode complet — l’épisode 1 — et que je l’ai regardé, j’ai compris que ce problème était résolu. Je me souviens de l’avoir affirmé tout de suite à Jean-Xavier : ça marchait exactement comme il l’avait conçu. Je pense que ça tient essentiellement au choix du comédien et à la façon dont Jean-Xavier l’a dirigé. Il est à la fois charmant et inquiétant, banal et incroyable, capable de grande tendresse pour son petit-fils et d’une absence absolue d’empathie pour ses victimes. Il peut être drôle, presque sardonique, quand il se joue de ses copains gendarmes, ou pathétique, minable comme à la fin de l’épisode 6. Je crois que Jean-Xavier a fait passer des essais à pas moins de 30 comédiens avant de choisir Jonathan Turnbull. Il fallait un grand talent pour ce rôle, mais pas une tête connue, puisque toute l’intrigue tient sur le fait que personne ne reconnaît en lui le criminel qui est pourtant sous son nez.
Cependant, dans l’épisode 1, nous avons déplacé toutes les séquences avec Enzo pour les faire venir plus naturellement. Dans le scénario, la première séquence avec lui était celle du match de foot. Dans l’épisode monté, c’est la séquence en usine qui vient en premier, juste après le récit que Christine fait à son mari et sa mention de l’odeur de cambouis dégagée par son agresseur. La séquence de l’usine nous donne tout de suite le lien entre lui et l’agression, sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Ensuite nous avons enchaîné les séquences du foot, du supermarché où Enzo est à moitié reconnu par Christine, et du déjeuner avec ses beaux-parents. Dans la séquence de foot, on découvre qu’Enzo est marié et que sa femme est enceinte. On les retrouve en couple amoureux dans le supermarché. La grossesse de Stéphanie apparaît plus clairement que dans la séquence précédente et c’est elle qu’on « suit » en la découvrant au début de la séquence suivante quand elle ouvre à ses parents. Cet enchaînement renforce la description de la vie de famille d’Enzo, nous engage plus profondément dans la contemplation de ce paradoxe du bon père de famille violeur en série, un oxymore pourtant bien réel.
Parfois on le voit rôder en voiture, sortir sa cordelette ou ses gants, ou bien marcher vers une victime, mais on ne voit rien des violences qui sont toujours « ellipsées ». Cela était-il présent dès l’écriture ? Ce choix « de ne pas montrer » est levé dans le dernier épisode, lors de l’ultime viol, que l’on voit, mais qui échoue. Avez-vous hésité à finalement montrer cette ultime tentative ?
Ce choix était fait dès l’écriture. En fait, il y a deux agressions montrées dans l’épisode 6. La dernière en effet n’aboutit pas. La jeune fille réussit à se dégager et à se sauver et c’est son témoignage qui conduit à l’arrestation, une caméra de surveillance sur le parking où le violeur s’était garé ayant livré une partie des numéros de sa plaque minéralogique. Le premier viol de l’épisode, en revanche, est accompli. Le viol lui-même est « ellipsé » mais pas la violence de l’agression, ni l’horrible comptage jusqu’à 100 auquel la victime dévastée doit se livrer pendant qu’Enzo s’enfuit. Cependant, nous avons coupé une partie de l’agression, quand Enzo caressait les seins de sa victime et qu’un pano nous ramenait sur son visage à lui et à sa jouissance. Il ne nous a pas paru nécessaire d’être aussi explicite. La violence du plan séquence suivi de celui, terrible, de la jeune femme humiliée et frissonnante, à moitié dénudée dans la nuit, nous a semblé amplement suffisante.
J’ai aimé que la série ne s’arrête pas avec l’arrestation, qui est une façon de dire que cette histoire est loin d’être terminée…
C’est aussi une façon de s’intéresser aux autres protagonistes de cette histoire qui ne sont ni le violeur, ni les gendarmes, ni les juges, ni les victimes de viols, mais ces autres victimes que sont la femme et la fille du criminel. Je trouve particulièrement impressionnantes les séquences avec elles. Stéphanie, l’épouse, à qui on met le portrait robot du violeur sous le nez, déclare qu’il ne ressemble pas du tout à Enzo, mais en même temps, dans le même mouvement que sa dénégation, ses larmes se mettent à couler. C’est elle aussi qui rappelle le second surnom du violeur de la Sambre : le violeur du petit matin. Ne sait-elle pas, comme le lui rappelle l’enquêteuse, que le petit matin est précisément le moment où son mari quitte chaque jour le domicile conjugal ? J’adore ces paradoxes qui sont la vie même. La comédienne, Louise Orry-Diquero, est formidable, ainsi que Liv Henneguier, qui joue Elodie, la fille d’Enzo. Je trouve la séquence de sa visite à son père en prison magnifique. Croyant se dédouaner, Enzo donne à sa fille la clé qui lui manquait pour prendre la mesure du crime de son père. Une fois qu’elle a compris, elle ne peut que partir, et son silence est, je trouve, magnifique : nul besoin de mots, tout est compris, tout est dit.
Après, vient aussi le temps de la justice et évidemment, ce temps est très important pour Jean-Xavier, comme il l’a montré à travers toute son œuvre. La dernière séquence est aussi l’occasion pour les spectateurs de prendre la mesure de l’ampleur de cette histoire : le premier procès a rassemblé 56 victimes, mais 14 autres se sont présentées depuis, et bien sûr beaucoup de victimes ne se sont pas signalées et ne se signaleront jamais…
Ce parti pris du hors-champ trouve un aboutissement dans la scène finale, où l’on découvre les victimes — très nombreuses — assises les unes à côté des autres, sur les bancs du tribunal, formant une sorte de bloc tragiquement solidaire ?
Oui, dans cette séquence on entend le président du tribunal prononcer « Faites entrer l’accusé », mais on ne voit pas Enzo. Il reste hors-champ. Ce qu’on voit au contraire, après l’impressionnante foule des victimes, c’est le regard de Christine. Elle qui a mis tant d’énergie à ne pas vouloir voir, à ne pas vouloir savoir, a enfin le courage de regarder son violeur en face et ce geste si douloureux est aussi une incroyable réparation. Alix Poisson est bouleversante et fascinante. Je n’ai eu aucun mérite à choisir son plan et à omettre le plan sur Enzo : Jean-Xavier n’a même pas tourné celui-ci ! À ce stade, il est devenu parfaitement inutile : aucune fascination pour le violeur.
Tu pourrais nous parler de la musique ? J’ai aimé la façon dont elle surgit, et sa couleur.
Depuis Jeux d’influences 1, Jean-Xavier travaille avec Ralph Keunen. C’est un compositeur belge flamand très talentueux. Au fil des séries, j’ai établi une méthode avec lui. J’ai remarqué que les musiques qu’il composait sans l’image, en ayant juste lu le scénario, étaient presque toujours plus intéressantes que celles faites à l’image. Elles ont leur propre logique, leurs propres développements et transformations, et me semblent plus libres, plus inventives. Je lui demande donc de m’envoyer des morceaux le plus vite possible, dès le premier montage et je les découpe et les place en montant, en suivant mon intuition, en expérimentant. Parfois, il me demande de lui décrire ce qu’il me faut. Deux mots suffisent à l’inspirer. Par exemple, je me souviens lui avoir demandé « un pas de deux vénéneux » ou « un amour naissant ». Evidemment, je dois parfois monter ces musiques pour les ajuster à une séquence ou une autre. Je le fais et lui communique les points de montage, après qu’il a validé la coupe (ou la boucle). Il ré-enregistre de toutes façons toutes ses musiques à la fin avec de vrais instrumentistes jouant sur des instruments acoustiques. Jean-Xavier partage mon sentiment et Ralph se plie très élégamment au jeu. Au montage, Jean-Xavier et moi cherchons toujours à ce que la musique accompagne un sentiment plutôt qu’une action, ce qui nous amène souvent à décaler son surgissement par rapport à une place plus attendue. Nous avons aussi constaté que lorsque la musique était juste pour la séquence, que celle-ci avait trouvé son bon rythme, et que le bon point d’entrée était trouvé, les points de synchronisme sur les développements et les fins tombaient naturellement en place. En plus de la beauté et de l’émotion de ce que Ralph propose, je trouve que c’est aussi là que réside son grand talent : sa musique « tombe » presque toujours parfaitement sur la séquence comme un vêtement sur mesure cousu par un tailleur qui n’aurait même pas rencontré le futur porteur du costume…
La série prend-elle beaucoup de liberté avec le réel ? Il y a ce carton à la fin : « Cette série (…) n’a pas de prétention d’exactitude factuelle. »
Je pense qu’elle en prend très peu. La séquence hallucinante où Enzo plaisante avec les policiers sur sa ressemblance avec le portrait-robot du violeur s’est réellement produite. Aussi étonnant que ce soit, une géo-statisticienne belge a vraiment tenté de localiser son domicile et y est presque parvenue. Les propos des interrogatoires de l’épisode 6 sont authentiques. Mais afin d’éviter aux victimes un traumatisme supplémentaire, leurs noms ont été changés. Et bien plus que ça : chaque victime décrite dans Sambre est un mélange de plusieurs victimes réelles, une recomposition de tous leurs attributs : apparence, métier, famille, caractère, circonstances de l’agression, etc. Tous ces ingrédients ont été comme mis en commun et secoués dans un énorme bol à cocktail. Ainsi Christine, la première victime, est une combinaison de trois victimes réelles.
Propos recueillis par Benoît Delbove
« Sambre », mini-série en 6 épisodes
Réalisation : Jean-Xavier de Lestrade
Montage : Sophie Brunet (LMA)
Assistanat montage : Lucas Marie
Stagiaire montage : Hana Magimel
Montage son : Elisabeth Paquotte
Montage des directs : Hélène Lamy au Rousseau
Musique : Ralph Keunen
En replay sur france.tv jusqu’au 20 mai 2024