vie professionnelle

Hommage à Pierre Choukroun

Pierre Choukroun au mixage des « Confins du monde » de Guillaume Nicloux (2018)
Pierre Choukroun au mixage des « Confins du monde » de Guillaume Nicloux (2018)

Pierre Choukroun, monteur son, est décédé le 2 janvier 2023 à l’âge de 67 ans. Il est né le 28 mai 1955 à Oran. Il a commencé comme pro­jec­tion­niste aux Dames Augustines, avant de devenir assistant monteur son aux côtés de Guy Lecorne. Sa carrière de monteur son débute en 1988 avec « Route One USA » de Robert Kramer. Il travaillera ensuite avec, entre autres, Agnès Merlet (« Artemisia »), Jeanne Labrune (« Sans un cri », « C’est le bouquet ! »…), Bruno Dumont (« La Vie de Jésus », « Flandres »), Guillaume Nicloux (« Valley of Love », « Les Confins du monde »…).

Pierre a également fait partie de la vingtaine de monteurs et monteuses qui ont fondé en 2001 Les Monteurs associés.

Quelques uns de ses compagnons de route lui rendent ici hommage.


Guy Lecorne (LMA) : « Mon ami Pierrot »

« 1983. Je suis assistant sur un long métrage un peu compliqué et dans la cabine de projection, il y a un type excité qui charge à toute vitesse le triple bandes (deux sons, une image). Il tournoie autour des projecteurs comme une grosse libellule. Je prie pour qu’il ne se mélange pas les pinceaux, chaque bobine fait moins de 10 minutes et le film dure 2 h 30. Je prie, et lui, fume un pétard bien mérité après le chargement de la dernière bobine… Bien vu Pierrot !

Un an plus tard je monte mon premier long métrage et je le retrouve assistant monteur son. Petit problème : son chef n’est pra­ti­que­ment jamais là (j’apprendrai plus tard qu’il était héroïnomane) et c’est Pierrot qui ne connaît pas grand-​chose au montage, qui amènera le film jusqu’au mixage avec une candeur, une générosité, un enthou­siasme et une naïveté incroyable, trop fort Pierrot.

Du coup je lui propose d’être mon assistant pour les films à venir et nous travaillons et rigolons ensemble pendant quelques années. Les blagues de potaches étaient les bienvenues, Dominique Marcombe se souvient encore du vieux morceau de fromage odorant dissimulé dans la table lumineuse, un doux parfum embaumant sa salle pendant quelques jours… Des sales gosses, quoi !

Je crois que je ne me suis jamais autant amusé que pendant ces années-​là, on travaillait beaucoup bien sûr, mais avec un sens aigu de la dérision.

À partir de 1991 il devient chef monteur son et nous travaillons ensemble sur plus de 13 long métrages sans compter les docu­men­taires, court métrages et téléfilms. Il met du son partout, le moindre oiseau piaille, les criquets, les mouches sont à la fête, le chien au fond de l’image aboie et bien sûr on entend la caravane passer…

Pierrot c’est la démesure, Jean Pierre Laforce pense qu’il a inventé le mur de son”. Et c’est vrai ! parfois avec excès mais toujours avec beaucoup d’inventivité. Le montage virtuel a été une bénédiction pour lui, il était Dieu, il multipliait les pistes comme l’Autre multipliait les pains !

Tu vas nous manquer Pierrot, je regrette de ne pas avoir enregistré ton rire pour me le mettre en boucle dans les moments de déprime…

On t’embrasse tous. »


Jean-​Pierre Laforce, mixeur : « Vaincre la peur du Mur de son” »

« Le mur de son” dans son acceptation première se résume à un possible cauchemar pour le mixeur. Il est souvent le résultat d’une impos­si­bi­lité pour le monteur ou la monteuse, dans son infinie solitude aussi confortable que déprimante, de choisir une direction que le mixage est supposé développer. Il est dans ce cas, toujours du point de vue du mixeur, j’insiste, extrêmement angoissant parce qu’extrêmement chronophage.

Pierrot, lui, avait trouvé sa manière brevetée. Le mur de son” selon lui était ce qui cachait l’essentiel, c’est-à-dire l’inavouable parce que non induit par une rationalité mais plutôt par une approche poétique de l’affaire, difficile à argumenter ration­nel­le­ment face à des personnes rai­son­nables.

Mais pour passer le mur, encore fallait-​il le mériter, et seul Pierrot pouvait en donner les clés au mixeur.

Donc pour être plus ou moins concret, cela pouvait donner dans un plan un chien qui cherche quelque chose avec sa truffe et qui finalement trouve la musique du film, et cela était très joyeux. Vous n’avez pas bien saisi ? C’est normal. Bref, rien n’était interdit dès lors que quelque chose de singulier pouvait se produire.

C’est comme ça que petit à petit, et au fur et à mesure de nos col­la­bo­ra­tions, j’ai appris à ne plus avoir peur du mur de son” pour tenter d’y déceler une petite brique à mixer et l’écouter vibrer librement comme le rire de Pierrot. 

Derrière ce mur, il y avait un ami. »


Olivier Do Huu, mixeur

« Si je me souviens bien, la première fois que j’ai rencontré Pierre c’était sur le mixage d’Artemisia d’Agnès Merlet où j’assistais Jean-​Pierre Laforce. J’observais ce type un peu fantasque et très enthou­siaste annoncer la montagne de sons qu’il avait monté, en se marrant de voir notre surprise lorsqu’en ouvrant une piste on ne comprenait pas très bien de quoi il s’agissait, et qu’il nous expliquait : Mais si, tu vois bien, c’est le type là-​bas !” On regardait à nouveau, parfois à plusieurs reprises, et effec­ti­ve­ment très, très loin et très, très petit dans le cadre on pouvait distinguer un homme frappant avec un marteau ou poussant une brouette. Il était comme ça Pierrot, s’il restait une petite place dans sa machine il fallait la remplir, c’était parfois un peu bordélique mais toujours généreux et inventif.

Plus tard nous avons fait beaucoup d’autres films ensemble et la technologie ayant évolué, les pistes se sont multipliées comme des petits pains à tel point que sur plusieurs films il a fallu louer une machine sup­plé­men­taire juste pour lire les nappes qu’il avait fabriquées, parce qu’il aimait bien ça les nappes, Pierrot, il en créait de toutes sortes comme le musicien qu’il était. C’est ce qu’avec Guy Lecorne nous avons appelé la grande chou­krou­ni­sa­tion” : des sons un peu étranges et musicaux qui venaient s’immiscer dans la bande son. On nommait les plus étranges Mars Attacks” et chaque fois qu’on les ouvrait on criait Ne fuyez pas, nous sommes vos amis !” comme dans la séquence d’ouverture du film de Tim Burton, déclenchant inva­ria­ble­ment chez Pierre un fou rire com­mu­ni­ca­tif.

Comment évoquer Pierrot sans parler de son élégance ? Je ne me souviens pas l’avoir vu en jean et en tee-​shirt, toujours habillé en costume et chemise de soie, tiré à quatre épingles en toutes cir­cons­tances. On le recon­nais­sait de loin, il avait la classe.

Et puis il y avait son rire et c’est sans doute cela qui me manquera le plus, même quand ça n’allait pas bien il riait, trouvant toujours une pirouette pour rire de ses ennuis. Ce sont les crises de fou rire que nous avons partagé qui me reviendront lorsque je penserai à toi, Pierrot. »


Jeanne Labrune, cinéaste

« C’est en 1986 que j’ai travaillé pour le première fois avec Pierre Choukroun et depuis lors je n’ai pas cessé de travailler avec lui, hormis sur un film dont le montage et le mixage se faisaient à l’étranger.

Extrêmement inventif, généreux, espiègle et d’une franchise pleine de bonté, il travaillait avec passion en s’amusant beaucoup. Je ne l’ai jamais vu désabusé. Il avait le don du son. Il construi­sait, en musicien inspiré, des concerts de sons qui nous ravissaient au mixage. Il était aussi à l’aise dans les effets puissants, complexes, que dans la conception de climats subtils. Il aimait les voix, les respectait, savait les protéger, les mettre en valeur, prolonger les émotions dans des silences qui n’en étaient jamais vraiment. Des silences habités”.

Sur mon dernier film, le Chemin, tourné au Cambodge dans des conditions très difficiles, nous sommes parvenus à créer un monde sonore très pur. Il n’y avait que 28 minutes de dialogues et plus d’une heure de climats à composer com­plè­te­ment, sans musiques addi­tion­nelles. J’avais raconté à Pierre les jours et les nuits au Cambodge, près des temples, les bruits que faisaient les arbres et les pierres qui, s’étant dilatés dans la chaleur du jour, émettaient la nuit des craquements mystérieux évoquant des présences sournoises, le bruit des rivières, des cascades, les frôlements des animaux, le réveil des oiseaux et des insectes, toutes choses assez banales en somme si elles n’avaient été traitées avec goût, imagination, art du rythme et de la musicalité, si Pierre n’avait inventé des cris d’insectes et d’oiseaux, créé des nappes légères ou sourdes, des sons ondulants, obsédants, mais jamais monotones tant il multipliait les pro­po­si­tions et savait les orchestrer. Je me souviens de ces après-​midis passés avec lui à jouer avec des bols tibétains, des instruments variés, pour composer le climat sonore des paysages hantés par le souvenir des disparus du génocide, par les gongs proches ou lointains. Pierre savait faire vivre des étendues d’eau plate et immobile. En fait c’est cela, il savait faire vivre, renaître, et rendre poétique ce qui aurait pu être plat. Virtuose dans l’usage des techniques, il les surplombait ce qui le rendait libre. Sa complicité avec Anja Lüdke, chef monteuse, Éric Tisserand, mixeur, et moi-​même, avaient fait des jours de mixage des jours de vrai bonheur. Ce bonheur du mixage, nous l’avons vécu à chaque film.

Un matin très tôt, il y a eu ce coup de fil qui m’a laissée perplexe. Pierre venait de rejoindre le silence. Je me suis assise et c’était comme si tous les trains, les oiseaux, les forêts, les vents, les rues, les voix, les gongs et les glas, résonnaient partout dans ma tête puis se taisaient lentement en ne laissant que des échos. Le rire de Pierre, (Pierrot pour les amis) je continue de l’entendre, il vient contrer la sourde noirceur du monde, il rappelle à la joie. »

De gauche à droite : Olivier Do Huu, Pierre Choukroun, Guy Lecorne en 2015 à Cannes
De gauche à droite : Olivier Do Huu, Pierre Choukroun, Guy Lecorne en 2015 à Cannes 

Photos : Guy Lecorne