Extraits d’un article de Yann Bohmer paru dans « le Technicien du film » n°539 (avec l’aimable autorisation de la revue)
« Il n’y a pas si longtemps, monter à la maison était encore synonyme d’amateurisme “passionné”. Le début des années 2000 a vu la reconnaissance professionnelle des formats numériques compressés DV et le développement d’une technologie de post-production associée. Aussi la pratique à domicile concerne-t-elle maintenant de plus en plus de professionnels du montage et de la réalisation, principalement dans les domaines du film institutionnel, du reportage, du magazine, et du documentaire de création.
« Cette enquête réalisée à partir de témoignages n’a pas l’ambition d’être complète, ni de fournir une représentation statistique, encore moins d’être un vademecum technique ou pratique. Elle propose quelques pistes d’une réflexion — à poursuivre — sur une pratique encore mal connue qui pourrait bien signifier un changement considérable dans la manière de faire les films.
Un studio à domicile
« Monter à domicile n’est pas nouveau mais on retiendra que, techniquement et qualitativement, aucune passerelle avec la production prévue pour diffusion hertzienne ou en salles n’était possible dans le cadre de contraintes d’efficacité professionnelle. Le montage virtuel grand public des années 90 ne change pas vraiment la donne mais un seuil technique important est franchi : il devient théoriquement possible, avec un micro-ordinateur domestique optimisé pour le montage, de s’intégrer à un cycle de post-production professionnel.
Un service après-vente déficient
« Dès le début, la station de montage DV est conçue sur la base d’un micro-ordinateur standard (fortement miniaturisé) à vocation domestique, et dont le degré de professionnalisme peut se développer de façon modulaire : bi-écran, augmentation de la mémoire vive, bi-processeur, augmentation des capacités de stockage, fonctionnalités de sécurité des médias, adjonction de carte accélératrice pour un “temps réel” plus ou moins étendu, convertisseur de signal, moniteur professionnel étalonné, carte son hautes performances, enceintes de monitoring, etc. Dans la pratique, si l’on veut faire le portrait de la station de montage broadcast à domicile, on constate effectivement une grande disparité technique. Le budget varie lui aussi considérablement… Budget fréquemment sous-estimé par la plupart des personnes rencontrées qui reconnaissent que “la facture a une fâcheuse tendance à s’allonger”. La stratégie d’équipement est rarement définie à l’avance. D’autant moins qu’existe un raccourci commercial selon lequel la station de montage DV pourrait se réduire à un noyau minimal informatique.
Pas de repos pour les monteurs
« La station de montage DV peut parfaitement s’installer à côté de ses grandes sœurs dans les salles de montage professionnelles, mais sa vocation implicite semble bien plutôt nomade ou domestique, et la délocalisation de la fonction de montage du studio vers un espace privé personnel “bénéficie” ainsi d’une sorte de légitimité technique (en dehors des autres logiques à l’œuvre). On peut noter que le traitement d’images en mouvement nécessitant une capacité de traitement de données considérable, cette délocalisation potentielle intervient beaucoup plus tard que dans d’autres secteurs comme la création musicale, le graphisme, ou le mixage, activités qui répondent à des critères socio-professionnels très différents. (…) De manière générale, le montage à la maison, en tant qu’activité professionnelle se heurte à la sphère privée. Le montage est une activité qui ne se prête pas facilement à une intégration dans le “living”. L’encombrement matériel d’une station de montage complète n’est pas négligeable, les nuisances sonores sont importantes, mais surtout, le montage est le plus souvent une activité collaborative quasi-permanente entre le monteur et le réalisateur, qui suscite donc une véritable occupation de l’espace de vie intime. Ce qui pose de grosses difficultés pratiques et humaines qui ne sont pas toujours anticipées. Le “montage en chambre” est souvent ressenti comme une véritable “atteinte à la vie privée” : “C’est vraiment insupportable de se lever et de se retrouver à travailler dans la pièce où on a dormi. Monter est une activité sédentaire, et sortir de chez soi pour aller au travail est essentiel” juge un monteur.
Un espace privé ou professionnel
« Sur la question de savoir si la station de montage à domicile risque de pousser au surmenage et au travail compulsif, les réponses semblent plus liées d’une part aux projets en eux-mêmes et d’autre part, aux habitudes personnelles.
Se réapproprier le montage
« Pour les réalisateurs déjà équipés en moyens de tournage, l’acquisition de moyens de montage peut être ressentie comme un prolongement naturel. De façon générale, l’habitude des déplacements les rend sensibles aux solutions de montage nomades sur ordinateur portable. L’auto-équipement a aussi une double valeur d’appropriation : des rushes, et des moyens de production des films. Quant aux monteurs, certains sont équipés d’ordinateurs de montage sans pour autant accepter des travaux de montage professionnel à leur domicile. Il s’agit alors simplement de satisfaire un besoin d’auto-formation logicielle et de training, le but étant de répondre à une exigence d’opérationnalité jugée très élevée. D’autres s’équipent avec l’objectif de favoriser leur insertion professionnelle en échappant au travail en horaires décalés, à un assistanat parfois sans perspectives et à une formation sur le tas de plus en plus défaillante.
Des problèmes d’identité
« Monter à la maison serait donc en passe de devenir une nouvelle compétence en elle-même ? Mais plus fondamentalement, le montage à la maison, pose aux monteurs comme aux réalisateurs une question importante sur la définition de leurs compétences, sur leur identité professionnelle, et finalement, sur la façon même de faire les films.
Le danger du sous-financement
« Tous nos interlocuteurs soulignent l’importance déterminante des logiques économiques dans la réalité de ces pratiques, et reconnaissent que des questions financières, statutaires, juridiques, fiscales et assurantielles se posent.
Un paradoxe techno-économique
« Nous nous trouvons donc devant une sorte de paradoxe techno-économique dont le montage à la maison serait emblématique : la “prestation DV à domicile” offrirait un rapport qualité-prix excellent, mais les prix auraient tendance à s’effondrer : prix du film, location du lieu de post-production, des machines, rémunération du réalisateurs et des techniciens… Si bien que le montage à la maison s’accompagnerait d’une précarité générale (nous n’établissons pas une causalité) et d’un retour sur investissement très faible.