entretiens

Entretien avec François Quiqueré pour « l’Été dernier »

Synopsis : Anne (Léa Drucker), avocate renommée, vit en harmonie avec son mari Pierre (Olivier Rabourdin) et leurs filles de 6 et 7 ans. Un jour, Théo, 17 ans (Samuel Kircher), fils de Pierre d’un précédent mariage, emménage chez eux. Anne entame avec lui une liaison qui va menacer sa vie familiale et pro­fes­sion­nelle.

Né en 1969, François Quiqueré découvre le montage à la fin des années 90 en étant assistant sur des courts métrages, puis en montant lui-​même. En 2002, Carnages de Delphine Gleize est son premier long métrage. Depuis, il a notamment travaillé avec Serge Bozon (La France, Tip top, Madame Hyde, Don Juan), Axelle Ropert (Tirez la langue, made­moi­selle, La Prunelle de mes yeux), Frédéric Videau (Variété française, A moi seule, Selon la police), Sarah Leonor (Au voleur, Le Grand homme), Elie Wajeman (Alyah, Les Anarchistes), Stéphane Batut (Vif-​argent). Il termine actuel­le­ment Ma vie ma gueule de Sophie Fillières.

C’est la première fois que tu travaillais avec Catherine Breillat. Comment vous êtes-​vous rencontrés ?
C’est la production qui m’a contacté. Pour moi, Catherine est une cinéaste très importante. C’était la première fois que j’allais peut-​être travailler avec quelqu’un dont j’admirais le travail avant même d’être monteur. J’étais impres­sionné… Mais évidemment, j’ai dit oui tout de suite. Je suis allé la rencontrer sur son tournage, en fin de journée. Catherine a beaucoup parlé, je l’ai beaucoup écoutée… et j’ai été embauché.

Combien de semaines t’a t-​on donné pour monter le film ?
Je partais pour un contrat de 12 semaines, laissant entendre au producteur, Saïd Ben Saïd, que ce serait peut-​être un peu juste. Mais le film étant assez peu découpé, après une semaine de dérushage, on est arrivés en 10 jours à un premier montage dont Catherine était plutôt contente. Saïd a vu cet ours et ses premiers retours ont été encou­ra­geants mais caté­go­riques : il fallait couper, et vite. Sur certains points, nous avons bataillé mais c’est agréable de travailler avec un producteur qui a une idée précise du film qu’il produit et qui ne tergiverse pas : on avance. Et le film s’est finalement monté assez rapidement.

L’ours contenait toutes les séquences ? Ou bien aviez-​vous commencé à couper ?
Tout y était, ou presque. Il y a quelques séquences que nous n’avions pas montées, notamment une où toute la famille mangeait à pleine bouche une énorme pastèque apportée par Pierre. C’était un long plan, entre Marco Ferreri et Théorème de Pasolini. J’ai dit à Catherine que j’aimais plutôt l’idée de la séquence mais qu’elle me semblait sur-​signifiante, que ce n’était peut-​être pas le film. Elle a réfléchi et m’a dit : « On ne la monte pas. » Catherine non plus ne tergiverse pas.

Comment avez-​vous abordé le dérushage ?
Comme nous n’avions jamais travaillé ensemble, je sentais que Catherine scrutait chacune de mes expressions face aux rushes, essayant d’y lire la moindre trace d’enthousiasme, d’ennui ou d’insatisfaction. Pour ce qui est de son ressenti à elle, il est facile à saisir parce qu’elle parle beaucoup pendant les prises ! Quand elle n’est pas contente, tu le sais tout de suite.

Catherine Breillat est une cinéaste très exigeante et dont la maîtrise est manifeste. Pourtant, elle dit en interview : « J’ai besoin d’être surprise en permanence. Si la scène ne me surprend pas, je m’ennuie et c’est signe que ce n’est pas bon. »
Il y a de la maîtrise, au sens où chaque plan est pensé jusqu’à la torture, lors de ses nuits d’insomnie, le plus souvent la veille du tournage. Mais il y a aussi quelque chose qui lui échappe, qu’elle ne peut et ne veut maîtriser. Elle ne sait donc pas tout à fait ce que sera le film et reste très ouverte aux pro­po­si­tions. Mais j’avais des consignes strictes comme, par exemple, celle de monter Léa uniquement quand elle était sublime. Catherine est très attentive à la beauté de ses acteurs. Hors de question que Léa soit moins jolie dans un plan que dans un autre. Pareil pour Samuel. Pareil pour tous.

Catherine est une cinéaste de la scrutation et a donc une obsession de la lenteur. Elle demande à ses acteurs de jouer en ralen­tis­sant le rythme et dès qu’il y avait un champ-​contrechamp, j’étais invité à rallonger les silences entre les répliques, à ne surtout rien accélérer. Évidemment, tout che­vau­che­ment de dialogues était interdit. Les durées des scènes d’amour sont celles du tournage. C’est Catherine qui devant son combo, à un moment, est captivée… puis à un autre moment ne l’est plus. Elle ne perd jamais son principe de scrutation. Elle veut être fascinée par le visage de son acteur ou de son actrice. Et quand elle est fascinée, tant que ça dure, elle ne coupe pas. Au montage, c’est pareil.

Peux-​tu nous parler de ces plans qui durent… et qu’aucun contrechamp ne vient interrompre ?
D’une manière générale, Catherine n’aime pas beaucoup l’usage du champ-​contrechamp, sauf si une situation l’exige, quand il y a conflit entre deux personnages, par exemple. Elle filme donc beaucoup en plans-​séquence. Mais effec­ti­ve­ment, parfois, on a très volon­tai­re­ment omis les contre­champs.

Il y a cette scène où Anne rend le porte-​clé à Théo, installé dans le canapé du salon. Au début du plan, Théo a l’air buté, enfermé dans son truc. C’est l’adolescent ingrat. Il est alors filmé en plongée mais la caméra se baisse légèrement alors qu’Anne s’assoit. Il est maintenant à notre hauteur et devient beaucoup plus séduisant, tout ça dans le même plan. Monter le contrechamp sur Anne aurait gâché la sensation.

Pour la séquence du dictaphone dans le jardin, il y avait un plan master qui couvrait toute la séquence. Une des prises me semblait parfaite et j’ai proposé à Catherine de la garder dans son entièreté, ce à quoi elle a répondu : « Ça c’est du Rohmer, moi je fais du Breillat. Rentrons dans le découpage. » Mais, autant elle adorait le plan sur Samuel, autant elle était déçue par celui sur Léa, qui était moins beau — la lumière était tombée. Elle m’a dit : « On va découper, mais seulement sur Théo ». Le tournage se déroulant en bord de Seine, le bruit des péniches inter­rom­pait fréquemment les prises. Et avec les indications de jeu en direct de Catherine, nous n’avions pas une seule prise continue sur Samuel. Alors, à l’aide de discrets jump-​cuts, nous avons gardé les « moments parfaits » qui se nichaient au sein de chaque prise. C’est un plan-​séquence « monté » et, d’une certaine manière, un champ-​contrechamp sans contrechamp.

L’as-tu quand même essayée en champ-​contrechamp classique ? 
Non. Il y a quelque chose qui m’a immé­dia­te­ment séduit dans la façon dont Catherine proposait de la monter. Ne pas montrer Anne à ce moment-​là, et rester sur ce qui se passe sur le visage de Théo, à savoir un jeune homme en train de tomber amoureux, c’était bien plus intéressant que de rentrer dans un champ-​contrechamp qui risquait de « psy­cho­lo­gi­ser » la scène. Là où le cinéma de Breillat est passionnant, c’est qu’il y a quelque chose dans la mise en scène, la direction d’acteur ou le montage, qui tord le naturalisme, voire le réalisme, et fait que chaque scène est plus stylisée, plus ambiguë et inté­res­sante que ce qu’elle était sur le papier.

Tout de même, pour revenir à cette scène du dictaphone, j’ai proposé de finir la séquence sur Anne, peut-​être parce que j’avais des scrupules vis-​à-​vis de Léa. Donc j’ai monté ce plan, quand elle pleure et que Théo s’approche d’elle pour lui demander pardon. La longueur d’avant sur Théo, plus de 3 minutes quand même, se justifie alors par l’apparition d’Anne, qu’on a tant attendue. Catherine a tout de suite été convaincue ; elle m’a dit : « Tu vois, tout d’un coup, l’apparition de Léa la sublime, c’est ce qu’on appelle un plan star” ». Cette séquence a été montée telle quelle dès le premier montage.

Et toujours à cet endroit ?
Non. Quelque chose n’était pas clair dans le récit, à savoir le temps qui s’écoule avant qu’Anne et Théo ne recouchent ensemble puisqu’Anne dit, après leur première fois : « Ça ne se reproduira pas. » Quand arrive la deuxième scène d’amour, il fallait qu’on comprenne qu’ils ont recommencé entre-​temps, qu’ils ont évidemment continué.

Entre ces deux scènes d’amour, nous avions la scène d’Anne provoquant Pierre — avec l’ordinateur acheté à Théo — puis la scène de la jeune cliente dont elle s’occupe, quand Anne lui rend visite. C’était mou, et surtout, ça n’expliquait rien. Alors, bien que je me l’interdisais jusque-​là pour des raisons de scénario, j’ai proposé à Catherine d’avancer cette scène du dictaphone, qui devait arriver plus tard — lorsque leur liaison a repris — et de la monter juste avant cette deuxième scène d’amour. Et tout d’un coup, grâce à cette scène, on comprenait que la relation sexuelle avait pu reprendre. Cerise sur le gâteau, est apparu un raccord qu’on n’aurait jamais osé imaginer, entre le gros plan d’Anne, en larmes à l’évocation de son passé, et celui de ses cuisses écartées dont surgit Théo, et que Catherine qualifiait de « raccord du siècle » — en tout cas qui racontait à ses yeux quelque chose de fondamental de son cinéma : la femme coupée en deux. Ce qui se passe dans sa tête et ce qui se passe dans son sexe. Quand on a trouvé cet enchaî­ne­ment de séquences, le film a vraiment décollé, le personnage d’Anne a pris une dimension qui m’échappait jusqu’alors.

Elle paraît souvent insai­sis­sable…
C’est peut-​être lié à ce principe de rétention d’Anne/Léa dans certaines séquences. Si on la montre, il faut qu’elle soit sublime et donc, si on ne la montre pas, le personnage garde une part de mystère. C’est la vision hit­ch­co­ckienne de l’actrice, qui participe de la complexité du personnage : on ne doit pas tout montrer. Ainsi, quand Théo et Anne font l’amour, Catherine, qui déteste l’érotisme et la por­no­gra­phie et pratique plutôt l’examen des âmes, ne filme que des visages en gros plan, et sans contrechamp. Les scènes ne sont pas là pour dire bêtement qu’ils font l’amour, ni pour « rincer l’œil » du spectateur, mais bien parce qu’elles racontent quelque chose de leur « ultra-​intimité » (selon l’expression de Catherine) et, plus simplement, quelque chose que les mots ne peuvent pas exprimer. D’ailleurs, le très long plan sur le visage d’Anne qui jouit, seule, jusqu’à la petite mort, est évidemment chargé de son refus de raconter à Théo sa « première fois », que l’on devine trau­ma­ti­sante, dans la scène du dictaphone qui précède. C’est en cela que le film a décollé, avec cet agencement de séquences. Soudainement, l’aspect à la fois totalement seul et presque monstrueux du personnage m’est apparu.

Catherine Breillat parle en interview de ce qu’elle appelle la « prise magique »…
La prise magique, c’est par exemple celle du dernier plan du film avec l’alliance de Pierre qui brille dans le fondu au noir, lequel a été pensé au tournage. C’est un accident que Jeanne Lapoirie, la cheffe opératrice, a découvert en tournant la prise. À un moment, la main d’Olivier s’est mise dans une position où la bague reflétait la lumière et persistait dans le fondu… Comme dit Catherine : « Quand quelque chose qui n’était pas prévu advient et parfait la prise, c’est magique. »

Avez-​vous trouvé facilement le début du film ?
À l’écriture, pour les commissions, on s’oblige à exposer les situations. Donc il y avait, dans les 20 premières pages du scénario, une manière presque chronique de raconter. On voyait Anne faire du jogging, emmener les petites filles au poney, chercher une baby-​sitter, aller au tribunal, libérer la baby-​sitter… Et moi je devinais que le film ne commençait vraiment que quand Théo arrivait. Donc on a coupé pas mal de ces scènes. Et on a construit le début sur la base d’ellipses en s’appuyant notamment sur le dialogue. Le film s’ouvre sur la séquence d’Anne avec une jeune cliente, une évidence pour nous dès le dérushage car, en un mouvement, on découvre quelque chose d’essentiel de son personnage : avocate, pro­fes­sion­nelle, spécialiste de l’enfance maltraitée, froide, sévère voire dure face à la victime qu’elle défend. Deuxième scène : on les voit sortir du tribunal, Anne dans sa robe d’avocate : l’affaire est réglée. Puis, de retour de son jogging heb­do­ma­daire, elle apprend par Pierre qu’il part voir Théo, en garde à vue à Genève (au passage on présente les deux filles adoptives). On la retrouve ensuite dans le salon de coiffure de sa sœur, à qui elle annonce que Théo va venir « s’installer chez eux ». Et enfin hop ! Anne rentre chez elle et Théo est là.

J’aime ce genre de raccourcis. Coller la séquence où Anne sort du tribunal avec sa jeune cliente juste après celle de leur entrevue. Ou juxtaposer la scène où ses sœurs offrent à Théo un porte-​clefs et celle où Anne le trouve dans le jardin. Dans le scénario, elles étaient plus éloignées. Mais en les montant côte à côte, on gagne en efficacité et en temporalité. 

Y’a t-​il eu d’autres séquences coupées ?
Nous avons coupé une longue scène où Anne, seule, se saoulait à la vodka, ce qui l’amenait à avoir son accident de voiture. La séquence était très bien, Léa y était impériale. Mais maintenant que l’accident n’est plus imputable à l’ivresse, on gagne en fragilité et en nervosité sur son personnage. Nous aurions pu aussi couper l’accident lui-​même mais nous avons préféré en garder une version sauvage, très courte. Cela devient une petite punition du sort. Les apparences bourgeoises, avec cette voiture de collection, vont lit­té­ra­le­ment droit dans le mur. Cela annonce ce qui va suivre… Et, bien sûr, on a coupé des scènes qui ralen­tis­saient le récit, il fallait que le film avance tout le temps.

Ça m’a frappé à quel point il y a des répliques très signi­fiantes dans le film. Comme quand Pierre dit « On ne peut pas toujours tout réparer » à sa fille juste avant de confondre Anne sur sa liaison avec Théo.
Catherine travaille beaucoup sur le cliché. Elle n’aime rien tant que les dialogues « AB Productions ». Les mots pour dire le sentiment amoureux, cer­tai­ne­ment le plus violent qu’une personne peut connaître, sont souvent banals. Il n’y a pas mille manières de l’exprimer. Peut-​être que certains dialogues un peu appuyés ressortent justement parce que le reste est très factuel. Et puis, quand Pierre dit « On ne peut pas toujours tout réparer », il se trompe puisqu’il va quand même donner raison à Anne…

Dans le film, d’ailleurs, les personnages disent souvent le contraire de ce qu’ils pensent, sans même parler de déni ou de mensonge. Quand Théo va voir Anne à son bureau, hurlant qu’il veut que son père sache la vérité, il s’illusionne. Il s’en fout que son père sache la vérité, il lui a déjà tout dit. Il veut juste qu’Anne l’aime.

Pareil, Anne ne s’imagine pas que ça puisse mal finir avec Théo… ?
C’est presque un tour de force. Elle sait très bien de quoi il retourne — elle s’occupe d’enfants maltraités ! — et pourtant à aucun moment ça ne lui vient à l’esprit que ça puisse mal tourner. Elle s’est blindée toute sa vie et ne veut pas voir que cette liaison peut tout casser. Ça correspond à ce qu’elle dit dans la scène du dictaphone, quand elle définit le vertige : c’est l’irrésistible attraction du vide. La peur d’avoir envie de tomber. Et donc la tentation incons­ciente de vouloir tout casser.

Le propos du film est complexe et la forme, simple. Comment abordes-​tu cela ?
Le film offre plein de lectures possibles, effec­ti­ve­ment. Comme il ne porte pas de jugement moral, il y a de la place pour se raconter beaucoup de choses.

Quelqu’un m’a dit qu’il avait l’impression, avec l’Été dernier, d’avoir vu pour la première fois un film sur l’inceste. En un sens, c’est étrange car Anne et Théo n’ont pas de lien de sang. Mais effec­ti­ve­ment le film peut donner l’impression de décrire la mécanique de recon­duc­tion de l’agression, propre à l’inceste — on comprend à demi-​mots dans la scène du dictaphone qu’Anne a été victime d’un viol quand elle était jeune. C’est vrai aussi que Théo, au début du film, est un ado et, à la fin, c’est un enfant. Cette histoire ne le fait pas devenir homme, elle le fait redevenir enfant. Ce rajeu­nis­se­ment de Théo, je ne l’ai pas vu tout de suite. Je ne m’en suis rendu compte qu’une fois le montage fini.

Catherine et moi, on croyait quand même beaucoup à l’histoire d’amour — c’est une sen­ti­men­tale — et nous avons travaillé dans ce sens, surtout dans la dernière partie du film. Donc oui, le film est complexe, malgré sa forme très économe.

À quel moment comprend-​on le film qu’on monte ?
Au début, il faut surtout le monter. Tu ne penses pas à ce qu’il raconte pro­fon­dé­ment. Moi, je pars du principe que je ne sais rien du film. Avec Catherine, pour ça, on était raccords. Elle dit qu’elle déteste le terme de réa­li­sa­trice. Elle préfère mille fois metteure en scène ou cinéaste, parce qu’elle ne réalise le film qu’une fois qu’il est fini, monté. C’est peut-​être le propre des grands cinéastes, surtout quand ils ont de l’expérience, que de savoir accepter ce qui ressort des imprévus du tournage ou du montage, du hasard ou de l’inconscient.

As-​tu vu le film original dont « l’Été dernier » est tiré ?
Oui, mais pas immé­dia­te­ment. Notre film, c’est une commande. Saïd est venu chercher Catherine pour lui proposer de faire le remake de ce film danois, Queen of Hearts [de May El-​Touki, ndlr] et elle a accepté parce qu’elle savait très bien ce qui l’intéressait : filmer le déni, qui est un thème récurrent de son travail. Elle m’avait envoyé le DVD mais je me suis refusé à le regarder pour n’être influencé d’aucune manière.

En fin de montage, Saïd nous a demandé de réfléchir à de la musique de film. Catherine était contre. Elle trouvait cela contra­dic­toire avec sa mise en scène pensée en très gros plans. Nous avons tout de même écouté les musiques du film danois et avons essayé d’en poser sur le film. Mais rien ne marchait. J’étais curieux de voir où elles étaient montées dans Queen of Hearts. On a donc regardé le film, tous les deux, en salle de montage… et j’avoue qu’on a bien rigolé ! D’une part, parce que je trouve que le film n’est pas bon, trop sérieux, très plombé. Ensuite parce que j’ai découvert que des répliques que je pensais écrites par Catherine étaient déjà là, parfois au mot près. Elle ne se souvenait pas d’avoir à ce point ré-​employé certains dialogues. En fin de compte, les deux films n’ont pourtant rien à voir. Le film danois raconte vraiment l’histoire d’une prédatrice et la fin est très mora­li­sa­trice, l’avocate est punie, alors que dans l’Été dernier, c’est beaucoup plus ambivalent.

Finalement, il y a peu de musique dans le film, à part ce morceau rock…
Pendant le montage, Catherine m’a raconté que Kim Gordon [chanteuse et bassiste de Sonic Youth, ndlr] avait dit un jour en interview qu’isolée sur une île déserte, elle emporterait la fil­mo­gra­phie de Breillat. Moi, Sonic Youth, c’est un groupe phare de ma jeunesse. Nous avons alors écouté quelques chansons que j’adore, dont Dirty Boots. Et j’ai dit : « Chiche ! On essaye ? » Nous l’avons posée sur la scène du retour en voiture, après l’après-midi au lac. Et tout de suite, c’était parfait ! Quand Léa a entendu le morceau en post-​synchro, ça lui a rappelé ses 17 ans : nous avions donc bien obtenu l’effet recherché !

Le mixeur, Cyril Holtz, a été intrigué de voir revenir cette musique dans le bar, où elle devient intra-​diégétique. Je lui ai alors expliqué qu’il n’y avait rien de gratuit dans ce doublon. Cette musique prolonge la scène du lac, renforçant l’idée qu’Anne est aimantée par les 17 ans de Théo. Cyril a très intel­li­gem­ment traité le morceau sous deux angles très différents, et rares sont les spectateurs qui se rendent compte qu’il est utilisé deux fois. Mais incons­ciem­ment, cela agit.

Par ailleurs, Kim Gordon, avec qui Catherine s’était mise en contact, nous a envoyé quatre titres qu’elle venait d’enregistrer avec son nouveau groupe, Body/​Head, appelé comme ça en hommage à Catherine — toujours la femme coupée en deux… Nous en avons utilisé un sur la séquence de l’accident. Et puis, il y a la chanson de Léo Ferré sur le générique de fin — Catherine l’avait toujours envisagée. Moi, j’étais content, Ferré et Sonic Youth dans le même film, je trouvais ça très chic !

Comment s’est terminé le montage ?
Le mercredi de la huitième semaine de travail, Saïd est venu voir le film — pour la quatrième fois, je pense — et nous a dit : « On rend la salle vendredi. » J’étais très étonné car nous n’avions montré le film à personne… Saïd pensait que le film était là « à 99 % » et qu’il valait mieux faire une pause. Nous avons repris quelques semaines plus tard, en parallèle du montage son, de la post-​synchro, du bruitage et de l’étalonnage, que je suivais avec Catherine. Nous avons fait des allers-​retours à la salle jusqu’au mixage. Le film a finalement encore beaucoup bougé à cette période, nous avons gagné bien plus qu’1 %…

Peu de regards extérieurs, donc ?
Assez peu. On a beaucoup montré le film à mon assistant, Louis Richard. Il était présent à chaque version de montage. À la fin, Catherine me disait : « La seule personne à qui je veux montrer le film, c’est Louis. Lui saura nous dire si on a progressé ou pas. » Et puis bien sûr à Saïd et, plus tardivement, à son équipe, à nos col­la­bo­ra­teurs du son (Loïc Prian et Katia Boutin), à Jeanne Lapoirie, et à Éric Lagesse et Roxane Arnold, de Pyramide [dis­tri­bu­teur du film, ndlr].

Peux-​tu nous parler de la fin ? De la dernière scène d’amour dans le garage à bois ? 
Encore une prise magique ! Les lèvres comme gonflées de plaisir de Samuel et le rou­gis­se­ment intempestif de Léa ont mira­cu­leu­se­ment outrepassé l’attente de Catherine… Saïd nous a pourtant beaucoup poussés à réfléchir autour de ce plan sans que j’arrive à comprendre si c’était un problème de montage, de longueur… ou un problème moral — Catherine avait peur d’être censurée.

Nous n’avons trouvé la solution, assez radicale, qu’à l’avant-veille du mixage. Dans nos versions précédentes, nous déambulions avec Anne et Théo dans le jardin, depuis le portail où ils s’embrassent jusque dans cette cabane où ils vont faire l’amour. On aimait beaucoup le plan, Catherine et moi : les deux amants titubant dans la nuit, elle dans son kimono blanc et lui ivre, dans une sorte de danse macabre. On a coupé ce déplacement. Ce qui fait qu’à présent, quand on tombe dans le plan de l’amour au milieu des bûches, c’est encore plus dingue que ce que nous avions mis en place. On peut se demander si ce n’est pas une image totalement fan­tas­ma­go­rique : est-​ce que ça a vraiment eu lieu ? Le plan devient très mystérieux, comme arraché au réalisme et donc com­plè­te­ment sublimé. Saïd a validé et nous avons pu aller mixer.

C’est quelque chose qui avait été dit à la réunion des Monteurs associés sur les projections et les retours de montage : à un moment donné, en tant que monteurs, on sait que le film est monté et que ce n’est pas un petit changement qui va tout révo­lu­tion­ner, ou alors au contraire, que ça peut être dangereux pour l’équilibre du film. Mais avec l’expérience, j’ai appris que, même si le film est là « à 99 % », il est toujours possible de gagner quelque chose.

Propos recueillis par Valentin Durning
 

Les images qui illustrent l’article sont des pho­to­grammes extraits du film (avec l’aimable auto­ri­sa­tion de Jeanne Lapoirie, cheffe opératrice).
 

« L’Été dernier »

Réalisation : Catherine Breillat
Montage : François Quiqueré (LMA)
Assistanat montage : Louis Richard
Montage son : Loïc Prian
Montage paroles : Katia Boutin
Mixage : Cyril Holtz

Festival de Cannes 2023 : compétition officielle
4 nominations aux César 2024

Le film est disponible en DVD et VoD

Pour prolonger l’entretien, on pourra lire le livre d’entretiens que Catherine Breillat a accordés à Murielle Joudet, Je ne crois qu’en moi (Capricci, 2023).