Réunion de mars 2025 – Au montage comment faire avec la violence des images et des récits ?

Le 12 mars 2025 Les Monteurs associés invitaient Guillaume Wavelet, psychologue clinicien, à dialoguer avec Alexandre Lutz, Mathilde Muyard, Anne Souriau et Charlotte Tourrès, membres de l’association, pour tenter de répondre à la question : au montage, comment faire avec la violence des images et des récits ?

Nous proposons à la lecture la retrans­crip­tion des propos échangés lors de cette soirée.

Mélanie Braux | Bonsoir. Bienvenus à cette nouvelle réunion des Monteurs associés intitulée « Au montage, comment faire avec la violence des images et des récits ». Je vais présenter brièvement nos invités.

Guillaume Wavelet, est psychologue clinicien à la Maison de Solenn, à la Maison des adolescents de l’Hôpital Cauchy, doctorant contractuel à l’Université Paris-​Nanterre, accueillant social bénévole au Centre d’accès aux soins et d’orientation de Saint-​Denis Médecin du monde, ainsi qu’auteur d’Empathie et traduction dans les consul­ta­tions trans­cul­tu­relles. Nous l’avons rencontré dans le cadre d’une table ronde ayant pour sujet : « Image de l’horreur et santé mentale », dans le cadre d’un colloque sur le travail des jour­na­listes en open source [il s’agît d’investigations réalisées à partir de documents publics, désignées par l’acronyme OSINT, Open-​source intel­li­gence en anglais, ndlr].

Alexandre Lutz, qui est réalisateur de bande annonce et monteur, va nous parler d’une expérience de montage à partir des images des réseaux sociaux sur l’attaque du 7 Octobre.

Mathilde Muyard, est cheffe monteuse ; elle collabore avec Patricia Mazuy, Pascale Ferran et Thomas Salvador, elle a monté les derniers films de Laurent Cantet, et elle va nous parler de son expérience sur Bowling Saturne de Patricia Mazuy, et sur le film Sombre de Philippe Grandrieux, dont elle a fait le montage son.

Anne Souriau, qui est également cheffe monteuse et qui collabore avec Anna Novion et Jean-​Pierre Améris, entre autres, va nous parler de son expérience sur la série docu­men­taire Auschwitz, des survivants racontent, réalisée par Catherine Bernstein et toujours visible en replay sur France TV. Elle va aussi nous parler du docu­men­taire Au bord du monde de Claus Drexel.

Et enfin, Charlotte Tourrès, cheffe monteuse de cinéma docu­men­taire et qui a monté de nombreux films sur des sujets durs, tels que Il n’y aura plus de nuit d’Eléonore Weber, Interceptés de Oksana Karpovych, (qu’on peut voir en replay sur Arte), et Green Line de Sylvie Ballyot.

Je vais lui laisser la parole, puisque c’est avec elle que l’idée de la réunion a germé.

Charlotte Tourrès | Bonsoir. Merci d’être venus. Je vais vous raconter comment cette idée de réunion a germé parce que je pense qu’en soi, c’est assez signi­fi­ca­tif. J’étais dans un festival qui s’appelle War on Screen, où le film Interceptés que j’ai monté était en compétition. C’est un film sur l’invasion russe en Ukraine, qui est composé, pour ce qui est de la bande-​son, d’appels télé­pho­niques interceptés par les services ukrainiens, donc d’appels télé­pho­niques de soldats russes sur le territoire ukrainien. Depuis le front, ils appellent leurs familles en Russie. Dans le jury de ce festival, il y avait une productrice d’un autre film sur lequel j’ai travaillé, Green Line, qui parle des 15 ans de guerre civile au Liban. Et en sortant de la projection d’Interceptés, comme elle était dans le jury, elle n’avait pas le droit d’échanger ses impressions mais m’a juste glissé : « Ouh là là, il va falloir te trouver d’autres sujets de films. » Et puis, plus tard, elle m’a demandé : « Comment fais-​tu ? »

Alors moi, je commence à répondre : « Quand on monte, c’est différent. On est dans la réflexion, on est dans l’accompagnement du projet du réalisateur, on ne se prend pas toujours les choses comme ça dans la figure, on pense à amener les choses pour le spectateur, etc. ». Quand même, elle insistait… Elle me dit : « Oui, mais toi, comment tu fais ? » Et ça m’a rappelé que six mois avant, j’étais à Kyiv pour accompagner la première ukrainienne dInterceptés Et là-​bas, il y avait des gens qui me disaient : « C’est toi qui a monté Il n’y aura plus de nuit ? J’adore ce film, mais comment avez-​vous fait pour monter ce film, quand même ? C’est dur. » Et moi, j’étais un peu étonnée. Je me disais : s’ils adorent le film, ils doivent peut-​être comprendre que ça a pu m’intéresser de le monter… même si c’est un sujet dur.

Pour revenir à cette productrice, en fait, elle m’interrogeait parce qu’elle avait entendu récemment parler d’une expérience où, au début du montage d’un film sur la guerre, la production et le monteur avaient décidé ensemble de faire intervenir une psychologue. Donc elle se posait des questions, en fait elle s’en voulait de ne pas nous avoir proposé un accom­pa­gne­ment pour le film sur la guerre au Liban. Elle m’a demandé : « Je suis désolée, j’ai pas pensé à vous proposer ça, est ce que tu aurais voulu ? » Et moi je ne savais pas trop quoi lui répondre, si j’aurais voulu ou pas… et du coup je me suis posé des questions… Est ce que j’ai développé des techniques pour faire face ? Ou est-​ce que je suis dans le déni de ce qui se passe pour moi quand je travaille sur certains films ? Donc j’ai pensé que ça serait intéressant de partager ces questions avec d’autres monteurs parce qu’on est assez nombreux à avoir travaillé sur des sujets durs, des guerres mais aussi des situations humaines déses­pé­rantes… (à Guillaume Wavelet) Et aussi d’avoir votre éclairage sur ce qui peut nous traverser face à des images ou des récits violents.

Guillaume Wavelet | Merci beaucoup pour cette invitation, je suis très heureux d’être là avec vous ce soir.

Je pense qu’en tant que psychologue ce que je pourrais apporter est sur deux niveaux. J’ai l’impression que le premier c’est de vous partager la sensation qu’il y a dans mon travail certains points communs avec l’activité de montage. Quand on travaille en thérapie et en particulier avec des patients traumatisés qui ont eux-​mêmes subi de grandes violences et qui ont vécu des choses très difficiles, cette question des images qui hantent est vraiment centrale dans notre travail. Bien souvent ce sont des personnes qui sont habitées par ces images qui reviennent sous forme de flashback, de revi­vis­cence, de cauchemar et notre travail d’accompagnement thé­ra­peu­tique va consister — on pourrait le dire en filant un peu une métaphore — à « remonter » ces images, justement, et à les ré-​agencer autrement, à questionner aussi le hors champ de ce qui s’est passé — dans les interstices de ce qui s’est passé avant, après — et de retra­vailler avec eux pour passer des images brutes à un récit. Toute notre démarche de travail va consister à venir mettre du sens, mettre des émotions, des affects, des mots sur ces images pour qu’elles arrivent à dire autre chose que l’horreur et qu’elles trouvent un sens dans la vie de ces personnes. Que ces patients ne soient plus prisonniers du présent du trauma où ils ont l’impression d’être immergés dans ces images, de ne pas pouvoir s’en sortir, qu’elles reviennent comme ça en permanence, mais d’arriver à injecter de la temporalité, injecter une narration et discuter avec eux de la place qu’ont prise les images dans cette histoire, que ça devienne une histoire justement.

J’avais envie de commencer par ce parallèle parce que je suis loin d’être monteur mais dans la manière dont je me représente les choses — et justement vous pourrez me dire si j’ai raison ou si je pars trop sur le côté — il me semble qu’avoir des images comme ça brutes et en venant les juxtaposer, en les découpant, en les regardant sous différents angles pour arriver à transformer ça en une histoire… à la fin on n’est plus avec des images d’horreur mais on est avec un récit qui porte un message qu’on a envie de défendre, qu’on a envie de transmettre, donc dans ce sens-​là notre métier de psychologue peut avoir beaucoup d’écho avec le vôtre.

L’autre point peut-​être sur lequel je pourrais réfléchir avec vous ce soir, c’est le fait que depuis plusieurs décennies, dans le champ de la psychologie, on s’est posé la question de ce que ça fait de recevoir la violence subie par quelqu’un d’autre et comment elle nous atteint. 

Dès les années 70, il y a eu des travaux sur ce qu’on a appelé la fatigue com­pas­sion­nelle : le fait de perdre son énergie à force d’être dans un lien empathique qui finit par s’épuiser et nous donner la sensation qu’on n’arrive même plus à s’émouvoir ; on n’arrive plus à pleurer, on n’arrive plus à être touché, on est com­plè­te­ment vide. Il y a d’autres concepts aussi qui ont été apportés pour réfléchir à ça, celui bien connu aujourd’hui, mais parfois utilisé un peu à tort et à travers, de traumatisme vicariant : cette idée que quand on accompagne des personnes trau­ma­ti­sées, il peut y avoir sur la durée un effet cumulatif qui va faire que nous-​même on finit par être habité par le trauma de l’autre et on finit par développer les mêmes symptômes que les personnes trau­ma­ti­sées. Nous aussi on se met à avoir des cauchemars, des crises d’angoisse, des troubles du sommeil et on est attaqué au plus profond de notre identité dans notre vision du monde et notre vision de nous-​mêmes. On perd confiance en notre travail, en qui on est, dans les valeurs qu’on essaye de défendre, dans notre foi en l’humanité et on finit par sombrer dans une espèce de déses­pé­rance voire de cynisme. Ça peut être un des effets du trauma, en tout cas quand on accompagne les personnes trau­ma­ti­sées ça peut arriver, c’est ce qu’on appelle le traumatisme vicariant ou le traumatisme secondaire.

Et puis il y a aussi la question des processus qui se mettent en place quand on écoute un récit justement, et qu’on recrée soi-​même des images. Un psychologue, Christian Lachelle, a beaucoup travaillé là-​dessus. Il a développé le concept de scénario émergent ; il a constaté que, à l’écoute des récits de personnes trau­ma­ti­sées, les thérapeutes se faisaient un film dans leur tête et venaient mettre des images là où il n’y en avait pas, là où il y avait de la parole mais qu’ils avaient besoin de se représenter. Finalement ils se figuraient des scènes extrêmement claires de ce que la personne avait vécu et c’étaient ces images-​là qui pouvaient finir par les traumatiser et par revenir sous forme de cauchemar, sous forme de flashback. Tout l’enjeu donc du travail des psy­cho­logues c’est de travailler entre récits, paroles et images et face à l’émergence de ces symp­to­ma­to­lo­gies qui viennent atteindre les thérapeutes ont été pensés des dispositifs pour les protéger, pour les aider à avoir une auto-​réflexion sur ce qu’ils sont en train de vivre.

Une bonne partie de notre formation de psychologue et de ce qu’on apprend à la fac repose sur ça, ce qu’en psy­cha­na­lyse on appelle le contre-​transfert, mais qui est aussi tout à fait valable dans d’autres approches : utiliser ce qu’on est en train de ressentir pour aller au contact du patient et dans ce travail de mise en sens et de fabrication du récit, mettre au centre la question d’une co-​construction. Utiliser un regard qu’on arrive à porter sur soi pour être capable d’entrer dans un lien empathique avec l’autre.

Et puis ont aussi été pensés des dispositifs plus collectifs avec l’importance des super­vi­sions : avoir un accom­pa­gne­ment, avoir des espaces dans lesquels on peut venir déposer aussi ce que l’on ressent. Tous les psy­cho­logues normalement — à peu près tous, en tout cas — sont aussi suivis par des psy­cho­logues, parce qu’il y a besoin que ça circule. Il y a besoin que cette souffrance puisse aussi être portée dans des relations où on est plusieurs. Quand on a un seul « appareil à penser », on peut être vite submergé, mais quand on a des collègues sur lesquels s’appuyer c’est beaucoup plus facile. Donc c’est vraiment quelque chose de très important dans le métier de psychologue et je pense qu’effectivement ça pourrait aussi se déployer ailleurs sous des formats un peu informels. Ça peut être juste discuter autour d’un café avec un ami ou des choses beaucoup plus organisées, des groupes d’analyses de pratique… Tout ce genre de dispositifs peuvent vraiment aider.

Je vais laisser la parole à mes camarades, j’ai hâte de vous entendre, peut-​être que vous avez déjà développé plein de choses…

C.T. | On va revenir un petit peu en arrière. Mes expériences et ce dont vous parlez sont liés, dans les deux cas, à des expériences réelles : des images docu­men­taires qui arrivent dans la salle de montage ou des patients, des personnes, qui ont vécu des expériences ou des traumas dans des situations réelles. 

On s’est posé la question suivante : est-​ce qu’il peut y avoir des formes… peut-​être pas de traumatisme mais en tout cas peut-​on être vraiment très très affectés par ce qu’on manipule et ce qu’on voit en salle de montage aussi en fiction. Est-​ce que dans la fiction on est à l’abri ? Là-​dessus Mathilde a quelques expériences à nous raconter.

Mathilde Muyard | (à Charlotte) Avant d’en parler, ça m’intéresserait que toi tu répondes à la question : est ce qu’il y a des gens avec qui tu as parlé de ton travail ? Tu n’as pas du tout dit comment toi tu gérais…

C.T. | C’est pour ça que je me suis demandé si j’étais dans le déni parce que je me suis dit : non, c’est pas si dur que ça… Maintenant, à force d’y réfléchir, j’ai quelques réponses, par exemple le fait que j’ai toujours travaillé avec des gens qui se ques­tion­naient là-​dessus. Quand on m’a posé la question à Kyiv par rapport à Il n’y aura plus de nuit, j’ai réfléchi et je me suis par exemple souvenue que l’un des tout premiers films que j’ai monté c’était sur la puri­fi­ca­tion ethnique en Bosnie. La réa­li­sa­trice était Bosniaque et je me souviens que souvent quand elle me traduisait oralement, j’étais très… enfin, j’étais émue aux larmes et doublement parce qu’il y avait aussi sa voix ; l’émotion de transmettre le témoignage qu’il y avait dans sa voix. C’est un film où il n’y avait pas tellement d’images. D’abord c’était une époque où tout n’était pas filmé avec les téléphones, et puis c’était un parti pris du film. Il y avait beaucoup de témoignages des victimes et ça parlait du tribunal de La Haye aussi. Et donc en même temps on vivait, on rigolait et tout ça mais le film, on savait que c’était lourd et c’était important de témoigner de ça. Je me souviens qu’une fois on était en montage normalement et à un moment je suis allée aux toilettes. Rien de spécial ne s’était passé, je suis arrivée dans les toilettes. Et j’ai commencé à pleurer. Je n’étais pas allée me cacher pour pleurer ou quoi mais j’ai commencé à pleurer et je me suis dit : ouah j’ai besoin de… C’était un moment, mais je ne peux pas dire que j’en rêvais la nuit. Bien sûr, j’y pensais mais je n’étais pas… je n’étais pas hantée.

M.M. | Ce que je voulais raconter, c’est que quand vous avez parlé de cette réunion, tout de suite m’est revenu en tête un film sur lequel j’ai travaillé comme monteuse son. J’ai été monteuse son avant d’être monteuse. Le film s’appelle Sombre de Philippe Grandrieux et c’est un film sur un serial killer, qui tue des femmes. Le principe du film c’est d’être dans la tête de ce type.

Ça fait longtemps que j’ai travaillé sur ce film et je ne me souviens pas d’images de féminicides. Je pense qu’il y en avait mais je ne les revois pas. En tout cas, on était tout le temps avec ce type. C’était un type qui faisait des spectacles de Guignol pour enfants, qui traversait le pays et qui rencontrait des femmes, par exemple dans un peep-​show, tout ça était assez sordide.

Le travail de montage son était très intéressant et fort parce que le réalisateur était assez passionnant malgré tout. Je me souviens qu’on avait beaucoup travaillé sur les moments où le personnage est en voiture, avec des roulings de voitures très spéciaux. On travaillait vraiment sur la matière du son. L’ensemble du film était vraiment très mental, malaisant, compliqué.

Il y a une séquence de Guignol avec des enfants terrifiés par le spectacle, dans laquelle j’avais mélangé des hurlements de loup aux cris des enfants. C’était un film où il y avait un travail très passionnant sur le son. Et donc j’ai monté ce film et on l’a mixé tout ça, ça a pris quelque temps. Deux mois et demi, un truc comme ça.

Ensuite j’ai enchaîné avec le montage son d’un film plus comédie, plus léger. D’habitude j’essaie d’éviter d’enchaîner mais là, je n’avais pas trop le choix. Et au bout de quelques semaines — je m’en suis souvenue quand on a parlé de la réunion, parce que je ne m’en rappelais plus vraiment — au bout de quelques semaines, j’ai fait une espèce de burn-​out. J’étais incapable de continuer à travailler.
Je ne trouvais plus une seule idée, je n’arrivais plus à mettre un son derrière l’autre. Je ne savais plus pourquoi je faisais ça, j’avais l’impression de faire de l’habillage. Je ne savais plus faire… Heureusement, il y avait un délai prévu avant le mixage parce qu’il y avait les vacances d’été. Donc on avait un arrêt programmé. J’ai appelé le producteur et je lui ai dit : « Il faudrait que je m’arrête maintenant, je peux reprendre avant le mixage mais là je ne peux plus travailler. » C’était un mec très bien donc il m’a dit « Bien sûr, arrête-​toi ».

Il a fallu les vacances pour arriver à comprendre ce qui m’était arrivé. J’ai compris que je m’étais tellement protégée du film précédent, que je m’étais tellement blindée pour faire ce travail — qui était vraiment intéressant par ailleurs — que je ne m’étais pas rendue compte à quel point j’étais épuisée ner­veu­se­ment. J’ai craqué quelques semaines après, sans comprendre tout de suite pourquoi.

Le fait que ça soit du montage son, c’est-à-dire un travail sur le son qui impacte fortement au niveau émotionnel, et l’investissement que j’avais dans ce projet vraiment intéressant, je pense que tout cela a joué. Et puis aussi au montage son, on est très seuls. En salle de montage, il y a un ou une cinéaste qui est beaucoup plus présent, qui collabore avec la monteuse, il y a des échanges. Moi, j’étais très seule face à cette matière, à ces images, à ce récit. Et mes idées, mon travail, il fallait que ça « sorte » de moi, ça devait venir de moi, beaucoup. Donc je pense que c’est l’accumulation de ces facteurs qui a rendu les choses aussi difficiles.

C.T. | L’autre fois quand on en a parlé, tu avais dit aussi « Je n’ai pas compris ce que je faisais. » Tu avais dit aussi que tu avais adhéré sans recul au projet du réalisateur, que tu n’adhèrerais peut-​être pas comme ça maintenant.

M.M. | C’est vrai que le projet du réalisateur, se mettre dans la tête d’un type qui tue des femmes, c’est un drôle de projet… Et c’est vrai qu’à l’époque, j’étais entrée dedans parce que c’était un film vraiment intéressant à faire, sans tout à fait me questionner… Et puis au montage son, on n’a pas souvent l’occasion de monter des choses vraiment inté­res­santes, faut bien dire. Bon, je caricature ! Mais c’était un vrai projet passionnant. Je pense que je ne me suis pas assez interrogée à l’époque sur pourquoi j’acceptais ce film, si j’étais d’accord avec le film. C’est une question que, peut-​être, je n’ai pas voulu me poser à ce moment-​là. Et je pense que, effec­ti­ve­ment, ça m’est revenu en boomerang après.

C.T. | Peut-​être qu’on peut passer à ton expérience Alex sur ton travail avec les images du 7 Octobre. Parce que je pense qu’il y a aussi un peu des cor­res­pon­dances avec l’expérience de Mathilde.

Alexandre Lutz | Bonsoir à tous. 

Quand je travaille sur des bandes annonces pour des projets docu­men­taires, ce sont des projets docu­men­taires dont on imagine une forte poten­tia­lité de vente. Donc des sujets souvent très chauds, très brûlants. Il y a de l’actualité, il y a de la conflic­tua­lité. Et je crois que j’ai traité quasiment tous les conflits et les massacres de ces dernières dizaines d’années.

Ce qui m’a vraiment par contre extrêmement perturbé dans le travail sur l’attaque du 7 Octobre, c’est que c’était la première fois que j’avais accès à un flux d’images qui ne s’arrête jamais. C’est-à-dire sur d’autres docu­men­taires, en gros on a souvent une caméra qui va filmer, par exemple des maisons qui brûlent, mais il n’y a pas d’autre chose. Là, par exemple, c’était une caméra mise sur un des pro­ta­go­nistes, si ce pro­ta­go­niste tombe au sol, il y a une autre caméra, un drone, qui a filmé pourquoi il est tombé au sol : on voit une main qui lance une roquette. Dans le travail docu­men­taire il y a beaucoup de hors champ parce qu’il n’y a pas de caméra tout le temps sur ce genre d’événement. Mais là je n’avais pas le temps d’imaginer quel drame, quel mort, il aurait pu y avoir, que j’avais directement accès à l’image. C’était sans fin, c’était très perturbant parce que je n’avais pas le temps de me figurer l’horreur.

En plus, c’était une période assez par­ti­cu­lière, on était peu de temps après le bom­bar­de­ment de Rafah et les images qu’on voyait sur les réseaux sociaux… Je n’ai pas trop de mots… Ce montage, ça venait s’ajouter à la violence et la confusion de cette zone de guerre, de conflits, d’attaques qu’il y a eu à ce moment-​là. Je montais ces images pour témoigner de la violence qui avait été faite, j’ai monté cette bande annonce, mais je n’ai jamais senti aussi impuissante ma capacité d’agir et de raconter une histoire qui faisait sens.

Et finalement, c’est une anecdote, à la fin de cette journée, j’ai mis quatre heures à rentrer chez moi, j’ai marché à pied pour… digérer… mais c’est même pas digéré parce que je les ai encore en tête ces images-​là.

Et en plus, il faut imaginer que dans ce travail où on est en amont du travail de production docu­men­taire, on est amené à orienter ses réseaux sociaux pour la recherche rapide d’images. Parce qu’on ne peut pas se permettre d’envoyer sur les marchés inter­na­tio­naux une image avec le watermark de la chaîne, le bandeau d’information… donc on est amené à chercher la source de l’image et les réseaux sociaux se souviennent qu’on a cherché ça. Et un mois plus tard il se dit : ah tiens, ça t’intéressait ce truc-​là, j’ai des choses qui arrivent, et il te balance ça sans prévenir…

Oui c’est vraiment un truc qui m’a hanté. Je pense que c’est pos­si­ble­ment un domaine que je suis en train de quitter, la bande annonce docu­men­taire. Cette bande annonce a aussi accéléré le besoin de sortir de ça. Parce qu’en plus, dans l’actualité chaude, on va avoir de plus en plus d’images avec tous les axes possibles, tout ce qui peut se passer. Et ça devient très très dur à travailler. C’est comme si on était au cœur de la bataille, mais ce n’est pas un jeu vidéo. On est au cœur de la bataille mais dans ses horreurs. Il n’y a rien de stimulant. Il n’y a rien d’exploitable au final, c’est trop graphique, trop brutal. Je ne sais pas trop quoi dire de plus, je suis désolé.

C.T. | Tu nous avais parlé du fait que tu n’étais pas du tout préparé. On t’a demandé de faire ce travail le jour pour le lendemain, tu as dû installer la salle de montage, ça a duré trois jours et après, tu restes avec ça, tout seul, quoi.

A.L. | Disons que c’est souvent le cas dans ce genre de projet parce que je suis en lien prin­ci­pa­le­ment avec les dis­tri­bu­tions, plus qu’avec les productions. On n’est plus sur la création d’un contenu rapide que d’une œuvre ciné­ma­to­gra­phique ou audio­vi­suelle. Eux c’est des objectifs de rentabilité qu’ils ont, donc il faut que j’éditorialise très vite, que je trouve des images très vite. Donc je me mets dans une espèce de tourbillon, où il faut à la fois faire de la recherche graphique pour des titrages, chercher des images, de la musique… Je fais plein de choses au même moment sur mon ordinateur, mais quand en plus il y a des images ou des sujets très forts, c’est très très perturbant. Pour trois jours de bande annonce, je mets six jours à m’en remettre quasiment. Où je ne peux même plus toucher un ordinateur, rien du tout.

M.M. | Je voulais dire que c’est la solitude aussi. La solitude face à ces images, ne pas pouvoir échanger au moment où tu es en train de travailler.

A.L. | Non, je n’étais pas seul à ce moment-​là. Je ne suis plus tout seul en bande annonce. Là c’était le réalisateur qui était là, il y avait le producteur qui était venu, la productrice, la dis­tri­bu­trice était juste en contact par mail, mais il y avait tout le temps quelqu’un dans le bureau.

M.M. | Mais vous ne parlez pas de ça…

A.L. | Disons… je pouvais questionner le réalisateur sur les images, ce qu’il se passe, ce que je dois en faire et tout ça… Mais lui il avait une formation de journaliste, donc il était peut-​être plus habitué à ça.

Je pense à un cas de figure similaire : je donne des cours à l’université, et je diffusais une scène d’un film, une scène un peu violente et il y a une élève qui a quitté la salle. Les autres se moquaient d’elle et tout. C’est vrai que j’ai pas du tout prévenu, j’aurais dû prévenir la salle. Comme je suis habitué à ce genre d’image, j’étais totalement désen­si­bi­lisé et peut-​être que le réalisateur dont je parle l’était aussi à 100 %. Il avait filmé les témoignages, les bâtiments incendiés, toutes les traces des exécutions qu’il y a eu. Il a déjà reçu ce choc. Lui les images, j’imagine que ce n’est qu’une trace d’un trauma qu’il a déjà eu. Moi le trauma c’est en voyant ces images-​là que je l’ai eu. Donc peut-​être qu’il n’a pas pris le temps de dire… comme moi je n’ai pas pris le temps de dire à mes élèves.

C.T. | Tu parles d’être désen­si­bi­lisé, on pourra en parler par rapport à ce qui se passe en montage, aux différentes étapes : quand on commence à ne plus voir, à voir sans voir… On va en parler. Mais avant, Guillaume, vous pouvez peut-​être nous en parler d’une manière plus générale, de cette désen­si­bi­li­sa­tion.

G.W. | Oui effec­ti­ve­ment c’est un enjeu important cette question de l’habituation à l’horreur. Parce que d’une certaine manière on en a besoin pour pouvoir continuer à supporter tout ça.

Et c’est en même temps un bon indicateur que l’on commence un peu à flancher. Parce que réussir à pouvoir pleurer un bon coup dans les toilettes c’est assez bon signe. Ça veut dire qu’on arrive encore à s’émouvoir et à décharger quelque chose. Alors que quand on a l’impression que ça ne nous fait plus rien, que ça ne nous atteint plus, c’est peut-​être justement à ce moment-​là qu’il y a quelque chose du trauma qui est en train de se produire, dans ce qu’il a comme effet de sidération, de venir couper com­plè­te­ment les repré­sen­ta­tions et les affects et la capacité à ressentir.

Je profite d’avoir le micro pour rebondir sur vos deux témoignages que je trouve vraiment très inté­res­sants. J’entends beaucoup d’enjeux qui résonnent ici avec ma pratique et notamment autour de la temporalité. Par exemple l’après-coup. Comment parfois il y a des choses qu’on a l’impression d’avoir digérées et puis finalement un petit détail d’une autre situation, va nous faire nous rendre compte qu’en fait, non, quelque chose a été bloqué à un certain endroit. Et que peut-​être on aurait dû prendre le temps, un espace de vide pour réfléchir et essayer d’élaborer un peu plus sur le moment ce qui était en train de se passer.

Et temporalité aussi dans ce que vous disiez de ce rythme un peu infernal, qui en rajoute, qui intensifie encore plus ce qui se passe.

J’entends aussi quelque chose de très important autour de cette idée de l’adhésion au projet. Finalement, comme on est là pour mettre du sens, est-​ce qu’on est bien sûr du sens qu’on est en train de porter ? Et si on se rend compte effec­ti­ve­ment que c’est pas celui qu’on défend, c’est pas celui qu’on veut transmettre, c’est pas le nôtre, on se reprend en pleine face la violence de ce avec quoi on travaille.

J’entends aussi les enjeux de saturation dont vous parliez très bien : quand il y a quelques images ou quelques témoignages et qu’on a le temps de pouvoir les travailler, on peut arriver à faire ce travail de mise en sens. Mais quand on a cette sensation de débordement et que peu importe le côté duquel on regarde, on est pris par cette violence, il y a ce qui se produit, que vous disiez très bien, à savoir : j’ai même pas de mots pour décrire ce qui se passe. Parce que ça va au-​delà de mes capacités à réfléchir.

C.T. | A propos du temps, je pense qu’il y a le temps de l’après mais c’est très important aussi le temps de l’avant, avant de se jeter dans le projet. Et quand on a ce temps long qui passe peut-​être d’abord par la lecture d’un projet, et le temps de savoir si le projet nous plait — enfin des fois on a besoin de travailler, tout ça, mais dans l’idéal, enfin même pas seulement dans l’idéal, je pense que c’est fondamental — si le projet nous plaît, si le point de vue qu’on va partager avec le réalisateur nous intéresse. Avoir aussi le temps de rentrer petit à petit dans le matériau et ne pas se prendre tout dans la figure, d’un coup. Le temps de s’arrêter, de commencer doucement aussi. Pas seulement de finir doucement, prendre le temps à toutes les étapes en fait.

Anne Souriau | Alors je suis ici car j’ai monté une série docu­men­taire sur Auschwitz en 5 épisodes. 5 fois 40 minutes d’entretiens avec des rescapés juifs qui ont raconté en 2006 leur expérience de 1942, 43, 44. Pour le coup c’était essen­tiel­le­ment de la parole, il y a très très peu d’images.

Je suis contente d’intervenir en dernier parce que je me rends compte que moi je me suis beaucoup préparée.

Mais je vais revenir en arrière. Déjà quand j’ai commencé à monter, je me suis préparée ! La première fois qu’on m’a proposé de monter un film, je me suis dit : poup, poup, poup, je ne sais pas si je vais y arriver ! Est-​ce que je fais assez confiance en mon regard pour aller dans l’univers de quelqu’un d’autre ? Est-​ce que je vais y arriver sans me perdre ? Donc j’ai commencé par faire une thérapie. J’ai fait une longue thérapie, le fait est, pour être sûre d’être centrée, de savoir qui j’étais, où j’étais, ce que j’étais capable de faire ou pas faire. Je me suis même demandé à un moment si j’allais pas devenir thérapeute ! Et ce qu’on dit aux thérapeutes, c’est que pour bien accompagner quelqu’un dans des endroits, il faut soi-​même les avoir un tout petit peu explorés pour voir comment on y réagit. Donc en tout cas pour moi ça a été quelque chose d’assez fondamental.

Pour revenir à cette série docu­men­taire, je l’ai faite avec Catherine Bernstein, une réa­li­sa­trice avec qui j’avais déjà collaboré, que je connaissais bien, que j’aimais beaucoup, et quand elle m’a proposé la série, j’ai dit oui tout de suite. Je savais que j’adhèrerais com­plè­te­ment à la façon dont Catherine allait vouloir travailler ce sujet. D’autre part, quand j’avais 18 ans, j’avais vu Shoah de Lanzmann. J’étais un peu préparée d’une certaine façon.

Le montage s’est fait sur huit mois quasiment, et elle a pris prétexte que j’ai une enfant de 8 ans pour dire « On va prendre des vacances ». Le plus dur ça a été avant les vacances de Noël parce que là on a fait dix semaines sans inter­rup­tion et on a senti que c’était dur. Après c’était six semaines, une semaine de vacances, six semaines, une semaine de vacances et c’était fondamental en fait. L’autre truc qu’on avait mis en place, c’est que le vendredi, on s’arrêtait à cinq heures et demie et on faisait une heure de pilates. Toutes les deux. Donc on revenait dans notre corps et on vidait tout ce qu’on avait vu.

On avait aussi une production avec qui on avait déjà travaillé, qui était très confiante dans le projet, on était bien entourées. J’avais une copine qui montait juste à côté sur un film terrible aussi — c‘était un docu­men­taire sur l’extrême droite américaine mais bon, on a quand même rigolé dans les couloirs.

Car ce qui était bien aussi sur ce film c’est qu’avec Catherine on n’hésitait pas à rire. Tout le monde n’est pas d’accord pour rigoler mais je pense que c’est un truc fondamental. Et aussi, régu­liè­re­ment on se disait : ça y est, là, ça va, maintenant je peux ré-​entendre ce témoignage, ça ne me fait rien. Et puis on se regardait, on était en larmes toutes les deux, c’était comme ça.

Tout ça a été fondamental : on était deux, on s’entendait bien et on avait le temps. Moi dans ce que tu disais (à Alexandre), ce qui m’a choqué c’est de ne jamais avoir le temps de rien. Et du coup, tu prends, tu prends, tu prends… Alors qu’en fait, quand tu prends beaucoup de violence, il y a des moments, tu t’en vas quoi. Tu sors, tu dis : aujourd’hui je finis plus tôt, j’en peux plus, je vais me balader, je reviendrai.

Et je voulais rebondir sur ce que tu disais, Guillaume, sur la construc­tion d’un récit. 

Le moment où on regarde les rushes, c’est quand même le moment le plus dur, celui où on découvre les témoignages, on se les prend dans la gueule. Après on garde des choses, on en écarte d’autres. Donc on gardait aussi beaucoup de choses qui font rire parce qu’on se disait : ça va faire du bien après aux spectateurs, et nous ça va nous faire du bien de ne pas avoir que des récits super violents mais aussi des récits plus anodins, enfin pas tant anodins que plus drôles aussi. Donc dans la construc­tion du récit, on va avoir des moments clés d’extrême violence mais on va essayer avant et après de donner aux spectateurs un moment pour se ressourcer.

Par exemple, le premier épisode de la série finit dans un wagon qui mène à Auschwitz. C’est terrible, c’est un des moments les plus violents qui soit. Et il y a un personnage — alors ça aussi c’est une façon de se mettre à distance, on ne dit plus untel ou untel mais des fois on parle en terme de personnage (et j’ai travaillé sur des récits de gens qui avaient vu ça 40 ans plus tôt, donc ce n’est pas récent, il y a déjà une médiation en fait) — et donc il y en a un qui dit : « Moi j’étais pianiste et il y avait un piano et j’ai commencé à jouer du piano. Les gens à Drancy m’ont dit : Mais vous vous rendez compte, vous jouez du piano alors que là il y a un transport qui part.” Et j’ai dit mais ce transport j’en suis. Moi, je pars.” » Et du coup tu peux monter cette musique. Tu peux avoir un petit moment de douceur parce que cet homme-​là te le permet par ses mots. Et tu permets au spectateur de se dire : OK je vais voir un truc terrible mais pour l’instant je me prépare aussi.

M.B. | En fait tu es en train de parler, au-​delà de comment on reçoit la violence, de comment on la partage et comment on l’intègre dans un récit. Peut-​être je peux revenir à toi Charlotte à propos d’Interceptés, le film sur la guerre en Ukraine.

Quand on préparait la réunion tu me disais : « Ce qui est terrible aussi c’est les choix qu’on fait au montage. » C’est-à-dire qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on ne garde pas. Les entretiens des soldats russes, il y en a certains que vous avez écartés. Et pourquoi vous les avez écartés. J’aimerais bien que tu racontes un peu ça.

C.T. | Quand on fait un film on a un objectif, c’est quand même de monter un film et de raconter quelque chose d’une certaine manière. Ce n’est pas de mettre tout ce qu’on a pu voir ou entendre. Dans le cas de ces témoignages par exemple, on n’a pas fait un florilège de tous les crimes de guerre ou de tous les… qu’on aurait pu mettre dans le film. Sachant d’autre part que certains de ces appels sont utilisés dans des cours et des tribunaux et que ce n’était pas notre rôle de faire juste un réqui­si­toire sur les crimes de guerre. Mais l’objectif c’était de faire toucher du doigt la propagande plutôt. Comment ça se construit. Donc il ne fallait pas perdre ça de vue.

Il y avait cet objectif là. Il y avait aussi un récit du personnage composé de multiples personnages du soldat russe, de l’envahisseur, à construire à travers tous ces appels. Mais c’est rentrer un peu trop en détail dans le film.

Je vais revenir sur ce qu’on transmet au spectateur. Je vais parler d’un autre film. J’ai monté un film sur le travail dans un abattoir. Le parti pris du film c’était de tout filmer sur la chaîne de travail — c’est un abattoir industriel — de faire des entretiens avec les gens qui travaillent, à leur poste de travail. Donc même quand les gens parlent de leur vie, de la pénibilité, de leur travail, etc., il y a toujours en fond la viande qui passe. C’était assez compliqué parce qu’il fallait faire en sorte que les spectateurs ne soient pas uniquement happés par la violence de ce qu’on voit — des têtes coupées de bœufs, des choses comme ça — mais qu’ils arrivent quand même à écouter la parole des gens qui travaillent là et qui parlent aussi de leur souffrance au travail.

Pour rebondir sur ce que tu as dit (à Anne), un des enjeux c’était de construire petit à petit… de faire entrer les spectateurs dans l’abattoir pour qu’ils arrivent à regarder et à écouter. On se demandait : qu’est-ce qui est le plus horrible pour toi ? C’est le poste coupe pattes ou c’est le poste évis­cé­ra­tion ? Parce que même si tout est dur tout le temps, il fallait l’amener pas trop vite. Et puis il y avait ces pauses, les pauses que prennent les ouvriers, et pendant ces pauses, ils se lavent longuement les mains et il y a l’eau qui vient un peu comme une puri­fi­ca­tion. Eux aussi c’est leur pratique. Et donc, évidemment, c’est tout ça qu’on essaie de construire… vous savez bien, vous êtes tous monteurs ici.

Mais c’est vrai que quand je dérushais, il y a des moments où je n’en pouvais plus, en fait. En plus, il y avait le bruit de l’usine, comme c’était un abattoir industriel. Le bruit c’était… En plus de tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils faisaient, il y avait le bruit.

Quand je dérushais et que j’en pouvais plus, je me disais : mais pourquoi ont-​ils filmé 10 fois le même plan de ce geste ?! Parce que comme c’est à la chaîne, les mecs ils font tout le temps le même geste. Donc quand tu filmes, tu peux per­fec­tion­ner ton cadre, refilmer, parce le geste se répète. Je maudissais inté­rieu­re­ment les réa­li­sa­teurs : pourquoi ils l’ont filmé 10 fois ? J’en peux plus de regarder pour choisir entre un geste un peu plus comme çi ou un peu plus comme ça ! Oui, c’était éprouvant en fait ce film aussi.

J’y ai repensé avant la réunion, je me suis souvenue d’un des personnages qu’on voit dans la chaîne : c’est un jeune, il n’y arrive pas, il se fait engueuler par les chefs, il est en formation pour être meilleur, mais bon il se fait toujours engueuler parce qu’il ne va pas assez vite, il ne suit pas la cadence, il n’a pas le temps d’affûter son couteau, etc. À la fin, on le retrouve, il y a des têtes de vaches qui passent devant et le réalisateur lui pose la question : qu’est ce que ça te fait de faire ça, de penser que juste avant c’était vivant, là ? Il dit : « Bah moi, au début c’était un peu dur, mais bon maintenant je me dis, ce n’est pas une tête, c’est une boîte en carton. Et donc comme ça j’arrive à continuer. » Et nous, on ne doit pas en arriver à se dire que c’est des boîtes en carton. Je pense que c’est le but quand même.

G.W. | J’avais envie de rebondir sur ce que tu évoques, cette histoire du piano, de réussir à injecter quand même des moments d’un peu d’espoir et d’humanité.

Ça m’a fait penser à ce que moi je vis aussi dans ma clinique et j’ai le souvenir d’une séance qui m’est revenue en t’écoutant : j’étais avec un patient qui avait survécu à des massacres et qui avait beaucoup de mal à raconter cet événement effec­ti­ve­ment absolument horrible. Au début, il en parlait très peu et d’une façon très désaffectée, vraiment dans un état de sidération et puis petit à petit, à force d’y revenir très pré­cau­tion­neu­se­ment, en prenant le temps là aussi, un détail lui est revenu. C’était qu’à un moment il a pris la main d’une autre victime à côté de lui et qu’ils se sont tenus la main comme ça. En se souvenant de ce détail-​là, il s’est mis à pleurer, et il a pu retrouver un affect et il a pu passer à une autre étape de digestion, de méta­bo­li­sa­tion. Il n’y avait plus simplement l’horreur mais il y avait aussi cette image d’humanité qui permettait d’appréhender la situation dans son ensemble et d’entrer dans un récit. Il m’a semblé qu’il y avait vraiment une cor­res­pon­dance avec ce que tu décris.

J’avais aussi envie de partager ce que je retrouve dans tous vos témoignages, à savoir cette tension fon­da­men­tale entre co-​construction et impuissance. Comment on essaye de naviguer entre les deux, avec à la fois la sensation de recevoir quelque chose et de rien pouvoir en faire, d’être com­plè­te­ment impuissant, et puis petit à petit essayer de réussir à avoir envie de partager quelque chose, de transmettre quelque chose. Et là encore c’est ce qu’on fait nous aussi en thérapie sauf que la co-​construction, en tant que psychologue, elle peut paraître plus simple parce qu’il y a un patient, un thérapeute et ensemble on co-​construit.

Vous, la co-​construction, elle se fait avec les images, avec les personnes qui ont vécu ce qui s’est passé sur les images, avec le réalisateur, avec la production et puis avec le spectateur. Donc elle prend aussi une autre dimension mais finalement c’est cette même co-​construction qu’on vient quand même chercher pour sortir de cet état de passivité.

M.B. | Mathilde, peux-​tu parler justement de ton expérience avec Patricia Mazuy sur Bowling Saturne.

M.M. | Oui, alors Bowling Saturne c’est… encore un film sur un serial killer… mais pas du tout pareil ! (Rires) C’est un film qui raconte, entre autres — c’est aussi une enquête policière mais c’est un film qui parle d’un jeune homme, très évidemment perturbé, et qui à un moment donné tue une fille et ensuite va se mettre à tuer des filles en série. Cette fille il la rencontre, ils se draguent, enfin c’est une rencontre amoureuse ; le garçon, c’est pas un prédateur au départ. Ils montent ensemble chez lui et puis ils commencent à s’embrasser, à faire l’amour, enfin tout va bien. Et à un moment donné, il disjoncte et tout d’un coup une violence phénoménale s’empare de lui et il tue cette fille, à coup de poing.

La réa­li­sa­trice voulait s’affronter à la question du meurtre. Et elle voulait s’y affronter réellement, c’est-à-dire elle me dit : si je ne montre pas cette scène-​là, je ne traite pas le sujet. Je ne veux pas faire un film sur un serial killer, je ne veux pas faire un polar de plus. Je dois me coltiner à ça. Et donc il va falloir le montrer. Et après on ne le montrera plus, mais on le montrera la première fois et on essaiera d’exprimer quelque chose de ce qui peut se passer à ce moment-​là. Bon ben j’étais prévenue !

On en a discuté avant et elle a travaillé avec les deux comédiens avant. C’est-à-dire, ça ne s’est pas improvisé sur le tournage, la scène a été réfléchie, pensée, cho­ré­gra­phiée avec un cascadeur, vraiment répétée méca­ni­que­ment. Sur le plateau, il y avait évidemment le minimum de gens autour. Après avoir tourné la scène — on se parlait régu­liè­re­ment — elle m’a dit : « Bon, c’était horrible, c’était très très dur. Et tous, pendant la semaine qui a suivi, toute l’équipe, on était vraiment très affectée par ce tournage. »

Moi j’avais commencé le montage pendant le tournage qui se passait en province donc je n’étais pas là, mais je recevais les rushes au fur et à mesure. J’ai reçu les rushes de la séquence et ils étaient extrêmement beaux, et forts.

Regarder les rushes, ce n’est pas le moment qui a été le plus dur, je pense que c’est lié au fait que c’est de la fiction. En fiction, il y a un clap, puis « action », un « coupez », et avant même le « coupez », on voit la maquilleuse qui arrive, le peignoir qui arrive, des gens qui sont autour. 

Là pour le coup on n’est pas dans des images docu­men­taires, on voit que c’est mis en scène, que c’est organisé, il y a tous ces trucs qui te permettent de ne pas prendre les rushes dans la figure de la même façon que des rushes docu­men­taires. Bon, j’ai choisi les prises, certaines étaient impres­sion­nantes mais ça allait.

Mais quand j’ai commencé à monter, j’étais toute seule, la réa­li­sa­trice était encore en tournage. J’ai commencé, la scène démarre très bien, c’est super joyeux avant que ça bascule dans l’horreur, et puis à un moment je me suis rendue compte que ça n’allait pas du tout aller, pas du tout, c’était vraiment épou­van­table. Et là, c’était presque un truc instinctif, j’ai coupé le son — parce que ça criait et tout ça, et puis il y avait des coups de poing — j’ai coupé le son et j’ai monté de façon totalement technique, mécanique. J’ai monté les plans, comme pour un film d’action, j’ai fait les raccords de façon com­plè­te­ment mécanique. J’ai fini ça, et puis j’ai fermé l’Avid et je suis rentrée chez moi.

J’ai regardé ce que j’avais fait le lendemain. Là, j’ai mis le son, et j’ai pris la scène dans la gueule… en plus il y avait un chien, qui aboie en plus, enfin il fallait rajouter ses aboiements. J’ai fait trois modifs, et je me suis dit : bon, ça, je ne m’en occupe plus. C’est fait, c’est fait, on verra plus tard. Mais bon j’ai trouvé comment me débrouiller avec ça.

Ensuite quand la réa­li­sa­trice est rentrée de tournage, j’avais monté une bonne partie du film, on a regardé, et la séquence « marchait » bien. C’est une séquence dont on m’a beaucoup parlé — les gens qui ont vu le film — comme une séquence extrêmement trau­ma­ti­sante.

Et nous, à chaque fois que… — parce qu’en montage on revoit beaucoup le film — à chaque fois qu’on devait revoir une grande partie du montage, on se disait : oh putain, il va falloir revoir la scène. Et c’était vraiment une douleur, mais on savait qu’on ne pouvait pas regarder le film sans passer par cette scène puisque elle est fondatrice du récit et de tout ce qui se passe après.

Voilà, c’était vraiment quelque chose d’assez difficile, mais pour revenir à ce qu’on a déjà dit, je savais pourquoi je le faisais, on savait pourquoi on le faisait et on était assez convaincues que c’était nécessaire, pas seulement pour que le film fonctionne mais que c’était un des enjeux du film d’affronter la question de la violence et des féminicides. Aussi d’un point de vue politique, c’est-à-dire que nombre de films d’enquête, de polars, parlent de gens qui tuent des gens sans arrêt et c’est toujours un prétexte, comme si c’était pas grave. Après on voit les enquêtes et c’est ça qui intéresse les gens. Il y a aussi les films de violence, d’action, avec plein d’hémoglobine et tout ça est comme anecdotique, c’est un support de récits, de fiction. Alors que là, la réa­li­sa­trice voulait vraiment s’affronter à la question de : ben oui qu’est ce qui se passe ? Quand vous regardez des films comme ça, peut-​être qu’il faut se poser la question de ce que c’est vraiment, quelqu’un qui tue quelqu’un d’autre.

Donc voilà, ça rejoint ce que tu disais : quand on sait pourquoi on travaille, quand on adhère au projet (pour le coup j’adhérais au projet dif­fé­rem­ment du film dont je parlais avant, dans lequel je m’étais embarquée sans assez y réfléchir), on peut faire face à cette violence, avec l’aide aussi de petits trucs techniques, comme la tactique que j’ai trouvée pour contourner la difficulté.

Et je n’en ai pas été traumatisée, c’est parce que je sais pourquoi on l’a fait.

C.T. | Pour moi, une réponse à la question qui m’avait été posée, « Comment fais-​tu ? », c’est le travail avec le réalisateur. On n’est pas tous seuls avec une matière de film, c’est une col­la­bo­ra­tion et si cette col­la­bo­ra­tion est mûrie, choisie — Anne tu parlais d’une col­la­bo­ra­tion précédente, d’une amitié ou en tout cas d’une amitié artistique — si on a un intérêt pour le projet qui peut être un intérêt politique, un intérêt personnel… ça peut se passer à différents niveaux, en fait on est plus du tout face aux mêmes problèmes que quand on se prend des choses dans la figure sans trop savoir pourquoi, ou en se rendant compte un peu trop tard qu’on n’est pas en accord avec ce qu’on est en train de faire. Donc on pourrait peut-​être développer sur la place du travail avec le réalisateur.

Et aussi, par rapport à ce que racontent les films, quand on a discuté, Guillaume, vous avez employé une expression que j’ai beaucoup aimée : « Je me suis laissé concerner. » J’ai trouvé ça très beau, parce que parfois on est d’emblée concerné par les sujets ou les récits auxquels on nous propose de collaborer, mais parfois on va à la rencontre de quelque chose dont on n’était pas forcément proche au départ, parce qu’on est d’accord de faire ça avec quelqu’un de précis.

G.W. | Oui, alors je ne me souvenais plus avoir dit ça mais je suis d’accord que c’est une très belle formulation ! (Rires)

Avant d’arriver là, je rebondis encore un peu sur ce que tu viens de dire. Ça m’a fait penser à une discussion que j’avais eue dans une table ronde avec des jour­na­listes qui travaillent en OSINT, des enquêtes, des inves­ti­ga­tions à partir de documents en ligne. Ils décrivaient aussi ce besoin de trouver des techniques — et un peu les mêmes : regarder les vidéos sans le son, ou alors regarder les vidéos en miniature et puis séquencer les temps de travail, parfois très courts, juste quelques secondes, parce qu’après on ne pouvait pas aller plus loin. Je pense qu’effectivement, quand on est confronté à des choses très éprouvantes, parfois on a besoin de passer un peu en mode robot, en se dissociant, mais dans le bon sens du terme. La dis­so­cia­tion c’est aussi un mécanisme de défense et puis ce n’est pas grave, on sera touché par l’affect plus tard, quand ce sera le moment, quand on sera suf­fi­sam­ment en sécurité ou accompagné pour que ce soit possible.

Les jour­na­listes disaient ça : je trouve des techniques mais à la fin je dois quand même m’y confronter. Il y a bien un moment où je suis obligé d’aller plus loin et de remettre le son et ce qui m’aide c’est de savoir pourquoi je le fais. Dans le cas des jour­na­listes ce n’est pas tout à fait le même projet, c’est pour recueillir des preuves, pour informer. Mais il y a toujours cette vocation, cette volonté et bien souvent ce projet politique, qui permettent de se confronter à ça. Nous aussi, les psy­cho­logues, je pense que c’est un peu la même chose. On a envie d’aider les gens, on a envie de s’engager. Si en plus on travaille avec des personnes trau­ma­ti­sées ou dans des situations d’exil, de grande précarité, c’est aussi parce qu’on est portés par cette vocation et ce projet politique-​là.

Pour en arriver à cette notion de se laisser concerner, moi ça me fait penser aux travaux d’une psy­cha­na­lyste qui s’appelle Régine Waintrater qui parle de l’écoute tes­ti­mo­niale et du travail entre témoins et « témoi­gnaires » [« Délivrer le témoin de son récit, telle est la tâche de celui que j’appelle le témoignaire », R.W. in Écoute tes­ti­mo­niale, écoute clinique — La fonction de la narrativité dans l’approche du traumatisme, revue Le Coq héron, 2019/​2, n°237]. Elle dit que pour qu’un témoignage puisse exister, il y a besoin d’une personne qui parle mais aussi d’une personne qui l’écoute et que le témoignage ça se joue toujours au moins à deux — au début et puis après si tout se passe bien on pourra le partager à un plus large public — et que dans ce moment de l’écoute tes­ti­mo­niale, il y a cette idée-​là de se laisser concerner : « C’est pas mon histoire, ça ne m’appartient pas », mais il y a une confiance qui se crée et il y a un partage. Il y a un moment où la frontière entre le témoin et le témoignaire devient un peu floue, où ils se mettent à vivre ensemble des choses.

Et grâce à ça le témoin a été soulagé d’une partie de l’horreur qu’il a vécue, le témoignaire a accepté de se laisser concerner, affecter, et ça devient un récit, ça devient un témoignage, ça devient quelque chose de partageable.

Je pense que ça on le vit en thérapie mais aussi à d’autres niveaux dans votre travail de montage. Régine Waintrater, justement, elle en parle en tant que psy­cha­na­lyste mais aussi parce qu’elle a travaillé avec les Nations unies après-​guerre pour recueillir les témoignages des survivants de la Shoah. Encore une fois, on retrouve ce projet politique qui rend tout ce travail possible.

A.S. | Je veux bien rebondir sur le choix du réalisateur ou de la réa­li­sa­trice avec qui on travaille et de son projet.

J’ai monté il y a quelques années un film de Claus Drexel qui s’appelle Au bord du monde et qui est un film sur les sans-​abris, des sans-​abris qui vivent uniquement dans la rue. C’était notre toute première col­la­bo­ra­tion et ça m’intéressait d’y aller mais je me souviens qu’il m’avait montré une bande annonce, qu’il n’avait pas faite lui-​même, et tout de suite je lui ai dit : écoute ça m’a l’air intéressant mais alors la musique que tu as mise c’est pas possible. Il me dit : non non mais j’ai pas du tout choisi cette musique, je suis com­plè­te­ment d’accord avec toi.

Au début c’est important de savoir à qui on a affaire, comme réalisateur ou réa­li­sa­trice, parce que, plus encore en docu­men­taire qu’en fiction, quand par exemple on recueille la parole de gens qui sont dans la rue, des gens qui ne maîtrisent pas leur image, leurs mots — enfin, j’exagère, ils disent ce qu’ils ont envie de dire — mais en tout cas je trouve qu’on a une res­pon­sa­bi­lité énorme. On doit garder d’eux ce qui leur ressemble et ce qu’on peut partager. J’avais monté un film sur Jean-​Claude Carrière, je l’ai monté le mieux possible, je l’ai respecté au maximum mais lui, il maîtrise son récit. Les sans-​abris… par exemple, on s’était dit, quand ils sont trop saouls ou quand ils sont trop violents, on ne va pas le mettre dans le film, parce que ça va être dif­fi­ci­le­ment accueilli.

Je dévie un peu mais pour moi ça a été un film — j’ai passé cinq mois là-​dessus — qui m’a vraiment marqué : tous les soirs je rentrais chez moi, j’avais l’impression que j’allais perdre ma maison. Je pense que ça renvoyait à une peur de précarité que j’ai, et qu’on a des fois dans notre métier, plus ou moins selon qui on est, mais chez moi cette peur-​là résonnait beaucoup, souvent… mais j’ai été tenue par la volonté d’être la plus res­pec­tueuse et la plus honnête possible par rapport à ces gens-​là.

A.L. | En écoutant tout le monde développer les méthodes qu’ils ont pu mettre en place, je me suis rendu compte pourquoi je n’ai pas réussi à anticiper le choc du montage de cette bande annonce docu­men­taire.

Comme je quitte un peu la dis­tri­bu­tion pour travailler pour des productions, je suis de moins en moins maître de la bande annonce que je peux faire. Quand je traitais de drames, par exemple celui des Rohingyas, je faisais un truc, les 30 premières secondes de la bande annonce — et je savais que les dis­tri­bu­teurs allaient l’enlever — qui était un genre de dessous des cartes, qui explique les enjeux, les frontières… on partait de haut, du contexte, et après on allait dans le drame. On me prévient d’un sujet à monter, au mieux, une semaine avant. J’ai très peu de temps pour me renseigner là-​dessus, trouver des images, donc en fait je prétexte cette intro­duc­tion pour prendre du recul sur la situation, essayer de comprendre les enjeux, mettre un peu de sens dans ce chaos que je vais affronter par la suite. Le drame, leur souffrance que je vais traiter, ont une explication en tout cas, une explication matérielle même si elle n’est pas justifiable, des raisons qui, même si je suis en désaccord avec elles, existent.

C’est vrai que c’est un mécanisme que j’avais mis en place. Comme je travaille en production maintenant et beaucoup moins en dis­tri­bu­tion, je n’ai plus ce champ libre, mon temps est beaucoup plus minuté. Je suis directement plongé dans le drame. J’ai moins de temps parce que je suis passé en production où il n’y a plus du tout d’argent, où il n’y a pas d’aide du CNC contrai­re­ment à la dis­tri­bu­tion où il y a des enveloppes spé­cia­li­sées. Je pouvais avoir cinq jours où j’étais seul avec un ordinateur, une connexion Internet, amuse-​toi, et on venait me voir de temps en temps. Là c’est deux ou trois jours, quatre jours grand max, je suis avec le réalisateur… Et donc je n’ai plus le temps de faire ça en fait. On me donne des débuts de tournage, des huit heures de rushes à traiter, et je n’ai plus le temps de faire ce travail de docu­men­ta­tion que je présentais comme une intro­duc­tion, parce que je le rythmais bien, mais qui me servait aussi de pédagogie et d’armure pour affronter la suite.

M.B. | Donc tu vas peut-​être arrêter, parce que c’est trop…

A.L. | … Moi je suis autodidacte donc c’est vraiment par hasard que je suis arrivé dans ce secteur. Après les dis­tri­bu­teurs ont fait tourner mon numéro, mais là c’est plus trop tenable… C’était une petite brèche à un moment donné dans laquelle j’ai pu évoluer mais même struc­tu­rel­le­ment les boîtes de production ne veulent plus avoir autant de liberté sur des bandes annonces pour des marchés, donc…

Public | Je vais te poser une question Mathilde. Tu parlais donc de cette scène très difficile dans Bowling Saturne. Quand on est en projection en général on doit faire un effort sur soi-​même pour essayer de faire une sorte de remise à zéro dans sa tête, pour essayer de redécouvrir le film. Est-​ce que cet effort-​là tu es arrivé à le faire de la même manière ou est-​ce qu’il y avait un blocage ou quelque chose d’un peu compliqué à affronter ?… Parce que c’est un effort très difficile qu’on fait, il me semble, d’essayer de faire comme si on ne connaissait pas le film, de se débarrasser de tout, au maximum, pour essayer de le redécouvrir et de ne pas se dire : ah bah oui, il y a telle scène qui va arriver après telle scène, d’essayer d’ignorer la structure.

Donc ça c’est un effort qu’en tout cas beaucoup d’entre nous font, je ne sais pas pour toi. Est-​ce que c’est quelque chose que tu faisais aussi puisque j’imagine que vous l’avez revu nombre de fois ?

M.M. | Oui, bah oui ! Mais c’est vrai que… On a essayé de ne pas multiplier les projections. Tant qu’on pouvait travailler sans reprendre le film en entier, on l’a fait. On a été plus économes en visionnages ou en projections que… L’avantage c’est qu’il y avait quand même une deuxième partie au film, on pouvait travailler quand même pas mal. Sauf que l’équilibre général du film dépendait évidemment de la première partie, donc il fallait bien la regarder.

Mais au montage, quand on en est au stade de faire des projections… enfin moi en tout cas, il y a toujours des projections où je suis comme une « vache qui regarde le train passer », c’est comme ça que j’appelle ça. C’est-à-dire que je regarde méca­ni­que­ment le film, je n’arrive pas à être spectateur extérieur. Je vois les séquences passer, je me dis : ah ouais, là il faut retra­vailler, là, ça va…, je ressens des rapports de rythme, je note des détails. Il y a des projections où je n’arrive pas à avoir de fraîcheur. Et d’autres projections ou au contraire, je ne sais pas par quelle alchimie ou quelle bonne disposition, je rentre dedans com­plè­te­ment, comme un spectateur.

Donc bon là il y a eu quelques projections où je regardais le train passer. On la redoutait, cette scène mais en même temps, bon, on travaille quoi. On travaille… C’est surtout le premier montage de cette séquence qui a été difficile. Après je pense qu’on se prépare incons­ciem­ment à la revoir, à la vivre.

Public | Je me disais que quand on monte une séquence un peu dure, qui nous touche, où les images sont dures, peut-​être que le premier jet du montage c’est celui-​là qui va nous émouvoir. Moi, j’ai tendance à me dire qu’il se fige un petit peu et j’essaye de ne pas trop y revenir.

Et je pense que le réalisateur fait un peu pareil. Et ça permet de rester dans ce qu’on a ressenti, l’émotion, et peut-​être de fermer les yeux pendant la projection…

Dernièrement j’ai travaillé avec un réalisateur birman. C’était une fiction très mise en scène. Et puis petit à petit on a introduit des images d’archives. Les quelques images d’archives, très pixelisées, filmées avec des téléphones portables étaient insou­te­nables. Il y en a une seule qui est restée dans le film. Pareil, on l’a très peu manipulée. Et moi souvent je fermais les yeux à ce moment-​là. Et je me suis rendu compte à la fin du montage, au bout de 15 semaines, que lui fermait les yeux sur le dernier plan du film. C’était un plan très mis en scène, de fiction — comme on disait, avec le clap. En fait, on était pas du tout touchés au même endroit, ou plutôt, l’insoutenable ne se trouvait pas exactement au même endroit. Et c’est marrant parce qu’à la fin on s’est dit tous les deux : « Ah j’ai pu voir le film, enfin, en ouvrant les yeux. » C’était assez émouvant.

Je me dis oui, peut-​être qu’il y a un mécanisme de protection. Il faut que le premier jet de montage soit le bon, pour ne pas avoir à trop remettre les mains dedans.

C.T. | Pour moi, il y a aussi un truc mécanique dans les projections. À certains moments par exemple, je sais l’effet que ça produit parce que je l’ai ressenti au premier visionnage. Enfin disons j’ai la conviction, je me dis, intel­lec­tuel­le­ment, que c’est très fort, ou très émouvant, ou très dur à voir, mais d’une certaine manière je ne le vois plus à toutes les projections. Mais je sais que c’est là. Sans doute parce que je ne peux pas le revivre à chaque fois. Et puis parfois il y a une projection, avec des gens extérieurs où je vais rentrer dans une autre empathie, avec le spectateur en fait, et je vais le revivre.

La question du dosage de la violence c’est une question toujours assez irrésolue. C’est à dire qu’en général on peut se poser la question si un plan est trop long, ou si une course poursuite dure trop longtemps… Mais quand il s’agit d’archives très dures, de cadavres, ou d’un plan ou d’un récit, la question de jusqu’où il faut aller… elle se pose bien sûr comme dans les autres films — c’est à dire jusqu’où ça sert le récit, quand est-​ce qu’on rentre dans quelque chose de gratuit ou d’inutile ou du voyeurisme ou qui nous détourne de ce qu’on veut raconter. Mais quand même elle se pose d’une manière beaucoup plus aiguë. Je ne sais pas comment le dire mais quand il s’agit de plan de cadavres, de savoir si on en met un ou si on en met cinq, ce n’est pas pareil que pour d’autres plans. Par exemple, pour Il n’y aura plus de nuit, on n’a pas arrêté de se demander si c’était trop violent ou pas assez violent, jusqu’à la fin.

M.B. | C’est peut-​être aussi parce que ça engage notre res­pon­sa­bi­lité, pas seulement en tant que monteur, par rapport à la violence et à l’horreur du monde. Non ?

M.M. | Il y a des films qui engagent plus notre res­pon­sa­bi­lité que d’autres, c’est clair.

A.S. | J’ai beaucoup parlé de la parole, parce qu’il s’agit de films de parole, mais dans ces deux films-​là il y a aussi des images et je me souviens que dans Au bord du monde il y a un moment où il y a un rat qui est en train d’aller grignoter des doigts de pieds. Ça je n’ai jamais réussi à le voir. Je peux entendre beaucoup mais… il y a des plans que je ne pouvais pas voir. Le film sur Auschwitz, c’est pareil, il y a peu d’images, mais il y en a, et c’est vrai que c’est pas là qu’on a passé le plus de temps parce que… c’est pas possible. Voilà.

Public | Je voulais poser une question sur l’opposition entre le côté actif et passif, le fait de subir, le fait de travailler les images. Parce qu’on parle de prendre du recul, de ne plus toucher aux choses, et en même temps on dit que c’est à partir du moment où on commence à les travailler, qu’on arrive à vivre avec… (à Guillaume) Vous avez dit au début que les images on les reçoit et puis après il faut les construire dans sa tête. Est-​ce que vous diriez que d’un point de vue thé­ra­peu­tique ce qui est le plus important c’est de travailler les choses ou au contraire de les tenir à distance ?

G.W. | Je pense que les deux mécanismes sont parfois nécessaires mais pas au même moment. La mise à distance permet de diluer un peu la violence sur le moment où on la reçoit, et elle engage à se protéger, en ressentant moins en quelque sorte. Mais ce qui va être le plus déterminant c’est, sur la durée, la possibilité d’y revenir, activement justement. Parce que ce qui est carac­té­ris­tique de ce qui peut être trau­ma­ti­sant dans une situation de vie, ou dans une confron­ta­tion dans la durée à des images, c’est l’impuissance. C’est le fait d’avoir l’impression de subir uniquement, d’être un réceptacle de cette violence-​là. Il me semble que ce qu’il y a de plus thé­ra­peu­tique pour les patients, et ce qui nous protège aussi en tant que thérapeute — et j’entends beaucoup d’écho dans la manière dont vous avez parlé de vos rapports aux images — c’est cette trans­for­ma­tion : de ne plus être uniquement un réceptacle, de ne plus uniquement être dans la passivité, mais d’y revenir activement.

Et quand on travaille avec des personnes trau­ma­ti­sées, c’est ce qu’on essaye de rechercher : à quel moment dans ce qu’ils ont vécu ils ont réussi à se raccrocher à un moment où ils n’ont pas simplement subi, où ils n’ont pas simplement été un objet de la violence, mais où ils ont réussi à être un sujet humain capable de reprendre possession de ce qu’il était en train de vivre. Quand on est thérapeute c’est ce qu’on fait pour se protéger, on n’est pas simplement là en train d’écouter passivement le patient, on lui renvoie quelque chose, on travaille avec lui.

En parallèle de ma pratique clinique je fais une recherche sur les interprètes, les traducteurs, qui travaillent par exemple dans le champ médico-​social, mais aussi dans le champ judiciaire, à l’OFPRA, à la CNDA, qui sont dans l’écoute de récits d’asile et de récits de violence. Ce qui est le plus difficile à supporter pour eux c’est justement quand ils perdent cette sensation de participer à une co-​construction, qu’ils ont l’impression d’être uniquement utilisés comme un objet, comme un outil à travers lequel la parole passerait. Qu’on nie leur sub­jec­ti­vité, qu’on les utilise comme s’ils étaient Google Translate et qu’ils n’ont plus aucune prise sur les échanges. De toute façon, ils ne peuvent pas poser de questions, ils ne peuvent pas intervenir, mais quand on les prend en consi­dé­ra­tion comme des humains et qu’on reconnaît leur sub­jec­ti­vité, là tout de suite ils subissent moins, parce qu’ils sont moins dans cette passivité.

Et je pense que cet enjeu, être dans une co-​construction ou alors être réduit à un statut d’objet, se pose à plein d’endroits différents aussi bien pour les victimes que pour les gens qui travaillent avec et pour vous aussi d’une certaine manière.

C.T. | Je voulais revenir sur une chose : quand on a commencé à réfléchir sur cette réunion avec Mélanie, on a eu une formule malheureuse, « comment se protéger des images… », quelque chose comme ça. Et on s’est dit non, non, en fait, on ne veut pas se protéger, parce que on n’est pas comme des médecins ou des scien­ti­fiques qui peuvent se couper émo­tion­nel­le­ment de ce qu’ils font pour être plus efficaces dans leur travail. Mais quand on fabrique un récit en montage, on travaille avec notre propre sub­jec­ti­vité et notre propre sensibilité, on en a besoin, on ne peut pas s’en couper. On est aussi un auteur de l’histoire.

Vous aviez aussi parlé du traumatisme, que ce qui fait qu’on sort du traumatisme, c’est de retrouver une capacité de pensée. Je pense que là aussi, on a un rôle important quand on monte, c’est donner cette capacité de penser au spectateur, lui donner une construc­tion et lui donner aussi un espace où il va être actif. Donc pour moi, c’est un des enjeux principaux, surtout avec certains sujets.

Public | J’ai une question sur la place des spectateurs parce que c’est notre res­pon­sa­bi­lité en premier.

J’ai monté beaucoup de films sur le Front national et leurs discours, et c’est vrai que je sortais de là et il fallait que je marche pendant des heures pour essayer d’évacuer le truc…

Mais quand on monte un film, en tant que monteur, on doit laisser cette place au spectateur, ce qui n’est pas toujours facile. Quand c’est une fiction, le spectateur sait aussi qu’il voit une fiction. Alors qu’en docu­men­taire, c’est plus compliqué, dans le sens où c’est quand même une vraie parole, des faits réels, donc même s’ils sont vus par le cinéma, c’est très compliqué de mesurer notre res­pon­sa­bi­lité. Je n’ai pas de réponse, mais je dis que c’est hyper compliqué.

A.S. | C’est vrai. Par exemple, la série sur Auschwitz, on ne devait faire que quatre épisodes. Et en fait, pour la période dans le camp, celle du travail et de la vie au camp, de la violence au camp, on a eu besoin de deux épisodes. Et la peur qu’on a eue, c’est qu’on nous refuse le quatrième épisode — qui est devenu le cinquième — et qui est : que sont devenus ces gens après ? C’était fondamental parce qu’on se disait : si le film s’arrête quand les Russes arrivent et qu’ils découvrent le camp — donc après quatre épisodes sur la violence qu’ont vécue ces gens-​là, comment ils sont démunis, comment ils sont rachitiques, etc. — on se disait, on ne peut pas laisser un spectateur à cet endroit-​là. Le cinquième épisode est rude aussi, mais au moins c’est : comment ça se passe après ? 

Comment on construit avant une séquence forte et comment, après, il faut laisser au spectateur le temps de la digérer, c’est vraiment notre métier… Mais sur ces histoires de violence, c’est assez fondamental. C’est pour ça que pour nous, ce qui était important sur la série d’Auschwitz, c’est aussi l’humour. Et puis Catherine avait pensé à des génériques-​début de la vie d’avant, c’est-à-dire ces gens-​là, quand ils étaient jeunes, dans leur famille, etc. Et aussi, on n’aurait pas travaillé pareil si c’était un film de 3 heures, et pas des épisodes de 40 minutes, là quand l’épisode est fini, tu as le temps de reprendre ton souffle, et avec ce générique début, de t’apaiser.

C.T. | Je voudrais revenir sur une chose que tu nous avais dite, Anne, que je trouve inté­res­sante. Tu as parlé de l’étanchéité nécessaire entre la bulle du montage et la vie. Tu as dit que monter un film occupe les trois quarts de notre cerveau, et qu’il faut séparer le montage de la vie. Il faut pouvoir couper. Ça fait partie des pré­co­ni­sa­tions. J’ai une liste de pré­co­ni­sa­tions très importante. Je vous la donnerai ! Et donc, tu as dit ça : il faut pouvoir séparer, couper. Mais à la fin, tu as dit : « Je me suis construite par le travail. »

A.S. | Eh ben les deux sont vrais !

C.T. | Oui ! Et moi, je me retrouve com­plè­te­ment dans ce que tu dis. C’est pour ça que je l’ai noté. Je pense que ce sont des allers-​retours, entre une implication personnelle, totale, quelque chose par lequel on choisit de se laisser concerner.

A.S. | Pour moi c’était vital de savoir que j’aurais un endroit qui n’était qu’à moi pour pouvoir aller com­plè­te­ment dans ce que je voulais faire. C’est-à-dire qu’effectivement, pour moi, les relations, c’était compliqué : très vite, si j’étais dans des liens forts, je pouvais me dire : mais où je suis moi ? Je savais que dans le travail, c’est ça qui allait m’arriver. C’est pour ça que j’ai fait une thérapie tout de suite. Où est-​ce qu’elle est ma solidité ? J’ai besoin de savoir. Et une fois que j’ai su où était mon centre, je me suis dit : OK on peut y aller.

Quand je parle de cette étanchéité, c’est savoir qui on est, pourquoi on y va, avec qui on y va, dans quelles conditions, pour quelle durée… C’est hyper important. De pouvoir voir le soleil aussi. Comme ce que je disais, qu’avec Catherine, on avait décidé qu’on ne faisait pas des journées de dingos, des bonnes journées, mais qu’on allait faire du sport, qu’on n’allait pas travailler le week-​end pour être avec nos enfants et avec nos amis. Et c’est aussi ça, garder un espace pour soi.

(À Alexandre) Ce qui me bouleverse avec ton histoire, c’est de ne jamais avoir le temps, de ne jamais avoir un espace pour dire « voici mes besoins pour faire ce que vous me demandez de faire ». C’est aussi fondamental et c’est aussi une discussion qu’on a avec les réa­li­sa­teurs et les producteurs, par exemple : je veux bien t’accompagner à cet endroit-​là, mais sache que moi en ce moment, je pars tous les jeudis soir au Pilates à 18 heures. C’est aussi ça garder un espace pour soi. C’est des trucs tout bêtes.

C.T. | Alors, les pré­co­ni­sa­tions : se préparer (anti­ci­pa­tion, scénario…), lire, échanger sur ce qu’on voit, prendre du repos, pouvoir faire des pauses, pouvoir couper, être attentif à son propre état, prendre le temps de penser nos choix.

En ce qui concerne la prise en compte par la production, je pense qu’il y a une brèche qui est en train de s’ouvrir là, on parle aussi d’accompagnement pour les réa­li­sa­teurs, donc il faut profiter de cette brèche pour faire entendre que ce n’est pas simple parfois pour nous. Ça ne veut pas dire avoir forcément un accom­pa­gne­ment, mais les producteurs avec qui j’ai parlé comprennent qu’il faut qu’il y ait un petit espace pour cette parole.

Se pose aussi la question de ne pas enchaîner trop les projets, parce que quand vous commencez à monter des films sur la musique, on vient vous proposer des films sur la musique, quand vous commencez à monter des films sur la guerre en Syrie, on vient vous chercher pour des films sur la guerre en Syrie… On m’a proposé plusieurs projets ukrainiens. C’est un peu comme ça. Et à un moment, on ne fait pas attention, on dit oui, c’est bon, mais peut-​être qu’il y a un trop plein.

Je voulais poser une question à Mélanie, parce que quand j’ai proposé ce projet de réunion tu m’as dit : « Ah oui, ça m’intéresse de le faire avec toi. » Pourquoi tu t’es sentie concernée ?

M.B. | Un jour, j’ai dû remplacer une monteuse qui avait à peine commencé le film, parce que c’était trop dur pour elle. C’était un film sur la justice res­tau­ra­tive et des rencontres entre détenus et victimes. Je connaissais la réa­li­sa­trice mais je suis arrivée dans une forme d’urgence et de tension.

Trois victimes rencontrent trois détenus de longue peine à la centrale de Poissy. Seuls les condamnés ayant reconnu les faits sont autorisés à y participer et ils ne bénéficient d’aucune réduction de peine. Ils sont concernés par les mêmes crimes mais ils ne se connaissent pas. L’idée c’est que les deux parties échangent, pas forcément pour créer une relation mais pour dépasser le simple « surveiller et punir », essayer de recréer une sorte de lien social pour les deux parties, qui se sentent exclus de la communauté « normale ». La justice res­tau­ra­tive vise la recons­truc­tion de la victime, la res­pon­sa­bi­li­sa­tion de l’auteur du crime et sa réin­té­gra­tion dans la société.

J’ai commencé à derusher et une des règles des rencontres détenus-​victimes, c’est que chacun raconte son histoire mais assez vite je me suis rendue compte qu’il ne fallait pas se perdre dans les détails de leurs affaires mais garder toujours en ligne de mire, en perspective, ce qui se jouait pour eux dans cet échange. Mais c’était tellement bou­le­ver­sant que j’ai eu besoin, le week-​end, d’écrire sur ce que j’entendais et de me poser des questions que je ne m’étais jamais vraiment formulée autour de la question du mal, du passage à l’acte, de la peur qu’on fait subir… Qu’est ce que c’est en fait cette violence ? et qu’est ce qui se passait au fond dans ces rencontres ?… Petit à petit ce qu’on découvrait, c’est comment chacun retrouvait une part d’humanité par les mots, mais bon il y avait beaucoup de colère et de haine aussi dans leurs mots, c’étaient les consé­quences de la violence… chacun pouvait parler de la violence qu’il a commise ou parler de la violence qu’il a subi.

Voilà, donc j’ai commencé à écrire, parce que je savais pas trop comment faire. J’étais dans un endroit où il y avait quelques salles de montage, mais les gens faisaient autre chose. Et moi, je me sentais dans une sorte de bulle assez terrible, quand même. Même si j’étais très consciente que ce qu’on faisait c’était pour les détenus et les victimes, pour la maison centrale de Poissy, pour l’administration péni­ten­tiaire… que ça concernait la société. Il y avait quelque chose de cet ordre. On continuait, donc. Les projections étaient dures aussi.

Et un jour où je… le film était plus long que ce que la chaîne demandait, on a essayé de négocier, mais c’était pas possible — donc un jour où je coupais des silences dans les récits de crimes ou de violences subies (parce que dans les rencontres, il y avait beaucoup de silences), j’étais seule ce jour-​là, et je me suis dit : comment la monteuse de Shoah a fait pour monter Shoah ? Je ne connaissais pas le nom de la monteuse de Shoah, et le soir, j’ai cherché, elle s’appelle Ziva Postec. Elle a écrit un texte après avoir monté Shoah, Comment j’ai monté le film Shoah ? [voir source et lien en bas de page] Et quand je l’ai lu, ça m’a donné de la force et ça a été « conso­la­toire », parce qu’elle retrans­cri­vait ce que je vivais dans la salle de montage.

On peut trouver le texte sur Internet, si ça vous intéresse, et il y a un film aussi qui a été réalisé sur elle, Ziva Postec, la monteuse derrière Shoah, réalisé par une Québécoise qui s’appelle Catherine Hébert [monté par Annie Jean, adhérente de LMA, ndlr]. Charlotte trouvait ça intéressant que je lise quelques extraits du texte de Ziva Postec.

« J’ai commencé à travailler sur Shoah en septembre 1979 et j’ai fini en mai 1985, date de la sortie du film sur les écrans parisiens. Presque 6 ans. Comment as-​tu résisté autant ?” me demandent souvent des amis, N’avais-tu pas des moments où tu n’en pouvais plus ?” J’ai craqué plusieurs fois, hurlé, pleuré, j’ai cherché à me séparer du film, mais quelque chose de plus fort que ces refus me poussait en avant. »

Un peu plus loin dans le texte, elle écrit :

« Au bout de ces visionnages-​auditions (Shoah c’est à peu près 350 heures de rushes), plusieurs questions se posèrent à moi : Serais-​je capable de faire face ? Aurais-​je la force ? Comment faire avec mon émotion ? » — [c’est la] première fois que j’entendais parler d’émotion. « Comment m’organiser, comment procéder pour approcher ce monstre ? Comment transformer en film un tel objet, essen­tiel­le­ment constitué d’entretiens, parfois très longs ?… »

« Peut-​être que c’est ce défi d’arriver à un film, qui m’a permis de tenir toutes ces longues années et de transformer mes émotions en froides résolutions pour mener à bien cette entreprise… Le film a une durée de 9 h 30, mais il aurait pu aussi bien durer 12 ou 13 heures. Ce n’est pas le film qui nous a dicté la fin, mais notre propre épuisement… Faire le montage de Shoah était-​ce parler pour briser le silence de mes parents ? Leur donner une voix, dire pour eux, pour moi, pour ma fille, retrouver notre mémoire, l’assumer avec leurs déchirures pour pouvoir aller au-​delà sans jamais oublier ? Oui, assurément, je peux le dire aujourd’hui. »

J’ai compris en discutant avec Guillaume Wavelet que ce texte a été pour moi une manière de co-​construire, mais avec un extérieur « écrit ». Je parlais avec la réa­li­sa­trice, mais elle-​même, elle était prise dans le film, et je pense que j’avais besoin de partager ma difficulté de monteuse. Ce moment de distance par rapport au film a été important pour moi pour pouvoir continuer à monter et être dans le travail sans être submergée.

Public | Vous avez parlé de burn-​out et de limites. Quels sont les signes, les symptômes ou les signes à surveiller pour savoir quand on va trop loin ?

G.W. | C’est une très bonne question. Je pense que les signes peuvent être différents en fonction de chacun. C’est important de prendre le temps de s’analyser, de savoir à quel endroit on est solide et à quel endroit on a plus de fragilité. De manière générale, les symptômes du burn-​out, ce sont l’épuisement, perdre la capacité à faire ce qu’on faisait très facilement avant, être irritable, perdre l’envie, perdre le plaisir, être déconcentré, avoir des troubles du sommeil… perdre ses capacités de réfléchir et d’agir, et sombrer petit à petit dans cet état de léthargie, d’impuissance, de cynisme, d’agacement permanent, jusqu’à ce qu’à la fin, ça lâche com­plè­te­ment et qu’on soit com­plè­te­ment à bout de force.

Je me saisis de cette question pour conclure en rappelant qu’il y a de la souffrance et de la pathologie, et le traumatisme vicariant, ça existe vraiment, mais il y a aussi de la souffrance qui est naturelle, et dont on a besoin pour se rappeler qu’on est des êtres humains. Finalement, être ému par la souffrance et souffrir avec, c’est aussi important, et ça rappelle la res­pon­sa­bi­lité qu’on a et ça rappelle pourquoi on choisit ce travail. Et ne plus réussir à s’émouvoir, c’est aussi un des signes d’alerte importants. On a besoin de s’émouvoir pour pouvoir penser, et écrire aussi est très utile. Je suis bien d’accord. Voilà.
 
 

Citation

Rencontre avec Ziva Postec : « Comment j’ai monté le film Shoah, par Ziva Postec », suivi d’un entretien avec Évelyne Chauvet. Ziva Postec et Évelyne Chauvet, 2020, Revue française de psy­cha­na­lyse, 2020/​4 Vol. 84, p.941 – 958.

Liens utiles

« Tips for Viewing and Verifying Potentially Distressing Open-​source Information » sur le site d’Amnesty International

Entretien avec Mathilde Muyard pour « Bowling Saturne »

Entretien avec Charlotte Tourrès pour « Interceptés »